PORTER SA CROIX

Uriel s’est arrêté faire un brin de causette ce matin.

Uriel je ne crois pas que ce soit son nom, plutôt un pseudo qu’il a pris. Peut-être, s’appelait-il André ou Raymond et que ça l’a gêné naguère comme ça le gênerait encore aujourd’hui qu’il a passé la cinquantaine.

Uriel fait vieux, non pas par son âge, mais paradoxalement, sa façon de s’habiller trop jeune, ses vêtements trop près du corps sur sa petite bedaine et sa teinture maison sur ses cheveux clairsemés le vieillissent.

Une vieille tante aurait dit mon père en son temps.

Nul jugement, un simple constat…

Bref, Uriel s’est laissé tomber (inconsidérément) sur mon pliant dans un soupir exténué.

– Bonjour Monsieur 33

– Bonjour Uriel

Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple – Luc 14, 27.

– Rien que ça !

– Je blague !

À chacun sa croix disait ma grand-mère, et je ne pense pas que sa connaissance des évangiles soit à l’origine de l’habitude qu’elle avait de jurer ainsi. Plutôt un tic de langage populaire comme on dit Plut à Dieu ou, si l’on a du temps et de la salive Jésus – Marie – Joseph.

Pour ma part, je ne porte plus ma croix…

– Votre croix ?

– Oui, vous savez, cet engin de torture sur lequel les Romains s’amusaient à clouer quelque condamné, dont un célèbre…

– On peut voir ça comme ça !

– Donc je ne porte plus ma croix, ou plus exactement, je ne porte plus la petite croix en argent dans laquelle étaient incrustés six petits carrés d’ambre. Vous vous représentez l’objet ? Non ? Un petit carré central, un en haut, deux en bas, et un de chaque côté. Objet discret et par là élégant, loin de ces croix de gitans en filigrane d’or parsemées de trucs tape à l’œil. Une humble croix que j’avais ramenée de Russie (après la pérestroïka cela va sans dire) et que je dissimulais sous mon T-shirt au bout d’une petite chaînette elle-même en argent.

Et puis il y a eu ce ruban.

Excusez-moi, je brûle les étapes…

Je me dois de vous dire que, lors de l’apparition du sida dans les années 80, même dans la ville de province où j’habitais alors, ce fut l’hécatombe. Hécatombe est peut-être exagéré, mais j’aurai vu disparaître, parfois en quelques semaines seulement, plusieurs de mes amis dont deux jeunes organistes des plus prometteurs. J’étais moi-même bien jeune et même si la moto avait creusé quelques trous dans nos rangs, la mort à mes yeux concernaient les vieux, et le surgissement de cette maladie, incurable de surcroît, renversait l’ordre des choses.

Par chance j’y ai échappé, mais le Sida a lacéré mon insouciance et toute une génération dut se résigner à une maturité précoce. Comme les résistants en leur temps, il nous a fallu lutter, nous mobiliser, conjuguer nos forces et c’est ainsi que je fus de ceux qui créèrent sur ma ville une antenne de Aides en 85 ou 86.

Mais je radote et joue les anciens combattants.

Excusez-moi…

C’est ce petit ruban rouge qui, faute de nous sauver, nous a réunis.

Curieuse fraternité de maudits, stupidement ostracisés au début par une société qui malheureusement fut à son tour touchée à tous les niveaux.

Ce ruban rouge, nous l’avons d’abord porté comme une étoile jaune et puis tout le monde a dû s’y mettre.

Et voilà, je me remets à vous parler comme un ancien combattant !

Ceci dit, lorsqu’on regarde les films d’époque, ceux de la dernière guerre s’entend, on voit qu’avant d’être d’anciens combattants, ces hommes furent de beaux jeunes gens nullement formatés pour la mitraille.

J’étais moi-même jeune et beau, et quelque peu fripon…

Mais je vous embrouille !

Revenons à cette histoire de croix…

Tout ça pour vous dire que l’autre jour, alors qu’à l’hôpital je rendais visite à un ami, je vois entrer une infirmière arborant sur sa blouse, non pas le simple ruban rouge que je viens d’évoquer, mais un bijou !

  • Un bijou ?
  • Oui, un bijou !

Un bijou de la même forme et de la même dimension que ce terrible ruban rouge. Un ruban d’argent sur lequel étaient serties une douzaine de petites pierres rose.

Vous allez me traiter de mièvre, de mauviette, pourquoi pas de cœur d’artichaut tant que nous y sommes, mais je suis resté pétrifié devant cet objet.

L’infirmière m’a regardé, perplexe.

Mais moi, je ne regardais que le revers de sa blouse.

J’ai cru fondre en larmes…

Comment avait-on pu faire du symbole de tant de souffrance cette pacotille clinquante ?

En me déshabillant le soir même, j’ai vu ma petite croix d’argent et d’ambre dans le miroir de la salle de bain.

Soudain j’ai eu honte !

Alors, je l’ai soigneusement rangée avec d’autres souvenirs de voyage et, fixée à un lacet, je n’en porte plus qu’une toute petite, toute simple, de ce bois dont on les fit.

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AURI SACRA FAMES

Exécrable faim de l’or

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