LA VIE EST UN FLEUVE

– Vous voulez que je vous dise, Monsieur 33, je ne crois plus en rien.

– Allons bon !

– En fait à bien y regarder, je n’ai jamais cru en rien…

– Allons bon !

– Tout cela à cause d’une blague que l’on m’a racontée quand j’avais une vingtaine d’années et qui m’a littéralement détruit.

– Une histoire drôle ?

– Une histoire drôle si vous voulez.

– C’est le propre des histoires de n’être précisément pas drôles.

– Comment ça ?

– On croit toujours que les histoires drôles sont comiques parce que notre première réaction est d’en rire, mais à bien y regarder, elles sont toujours tragiques et c’est pourquoi nous en rions.

– Comment cela ?

– Pour exorciser.

– Exorciser quoi ?

– Mais précisément la tragédie que l’histoire révèle.

Tenez, un bref exemple :

Un jeune marié au lendemain de la nuit de noces apporte le petit déjeuner à sa récente épousée. Celle-ci trempe les lèvres dans sa tasse et s’exclame : Ne me dis pas que tu ne sais pas NON PLUS faire le café.

– Très drôle.

– Mais pas vraiment comique, plutôt drôle au sens de curieux, voire effrayant, comme on dirait d’un drôle de type.

– Vrai qu’il est mal barré.

– Vous voyez ! Mais vous me parliez d’une histoire prétendument drôle qui vous a rendu sceptique à jamais.

– C’est l’histoire d’un mec aurait dit Coluche, mais je préfère vous la raconter en « Je » puisqu’elle se déroule à l’aube des années 70, vous vous souvenez.

– Sören, nous sommes de la même génération il me semble.

– Nous sortions à peine du CRS-SS comme du Il est interdit d’interdire, Arnaud Desjardins revenait d’Inde et nous bassinait de tous ses Rinpoché, Mâ Ananda Moyî et autre Swami Prajnanpad, Charles Manson assassinait Sharon Tate, et les Beatles sponsorisaient le Maharishi Mahesh Yogi.

Bref, comme tout un chacun, j’étais en quête de mon moi spirituel supérieur au plus profond de mon hypothétique moi-même. J’espère que vous suivez. Et comme tout un chacun j’étais persuadé que la réponse se trouvait en Inde voire au Népal, voire au bout du bout de l’Himalaya via Katmandou.

C’est à cette époque que je ne sais quel perché me révéla l’existence d’un gourou également anachorète, planqué dans une inaccessible caverne himalayenne (minimum syndical) et qui, selon ledit perché, détenait la clé de la clé, le mot du mot,

Et hop, tu lui demandes – il te dit, et, emballé c’est pesé – tu sais.

J’peux vous dire que j’ai pas tergiversé !

En route, un peu plus à l’est…

Et que je te rends ma chambre de bonne, que je te vends ma deudeuche, mes bouquins, mes vinyles et même ma collection de macaronis, ne gardant pour tout bagage que mes Clarks et mon gilet afghan.

Dire que le voyage fut une partie de plaisir serait pure romance. Vous voyez comment l’on circule aujourd’hui en Inde et au Népal, alors imaginez à l’époque.

Bref, me voilà tout de même au pied de la colline au blanc manteau et je claque mes derniers (nouveaux) francs dans l’acquisition de chaussures moins perméables, d’une tente, de quelques sandwichs et d’une poignée de sherpas locaux pour me conduire auprès du Maître des maîtres.

Oh putaing !

Mon sixième sans ascenseur ne m’avait que moyennement entraîné à une telle excursion mais la Voie était au bout de la voie.

Sortant de ma tente après une nuit dans les premières neiges, je dus me rendre à l’évidence que mes sherpas avaient mis les bouts.

Qu’importe la Voie était au bout de la voie.

Je ne sais combien je fis d’étapes mais un soir que je montais ma tente le blizzard me la piqua.

Et me voilà seul de chez seul avec mes sandwichs humides.

Mais fort de ce que la Voie était au bout de la voie je décidai de reprendre ma quête la nuit même, malgré l’obscurité, la neige et la tempête, et ce qui devait arriver arriva, pour la plus grande joie du yéti j’espère, je perdis mes sandwichs.

Sûr que je me sentis moins fiérot.

Même pas du tout du tout tandis que je rampais dans la poudreuse.

C’est alors que me croyant au seuil de la mort, j’entrevis une lueur à moins d’une encâblure de ma détresse.

Je rampai encore tandis la lueur se faisait plus distincte.

Je rampai encore et me trouvai à l’entrée d’une grotte au cœur de laquelle un maigre feu brûlait (ce qui je vous l’accorde est le propre de la plupart des feux).

Et, de l’autre côté dudit feu, assis en lotus comme il se doit, je vous le donne en mille : mon gourou !

Oh putaing !

Maître, Maître ! m’écriai-je dans un népalais sommaire mais châtié, Ô Maître des maîtres, Ô Source des sources, Ô Joie des joies. Je suis là, j’ai rendu ma chambre de bonne, j’ai vendu ma deudeuche tous mes livres mes vinyles et même ma collection de macaronis, j’ai grimpé, j’ai perdu mes sherpas, j’ai perdu ma tente, j’ai perdu mes sandwichs, j’ai bien cru mourir mais je suis là, Ô Maître.

Je suis là pour Toi, pour Ta sagesse, pour La vérité que Tu détiens. Je suis là et je t’écoute Ô Maître (mais ne parle pas trop vite parce que quand même monnépalaisn’estpastop).

Il se fit un grand silence.

Alors le gourou, dessinant une ample sinusoïde de sa main droite, sinusoïde répétée par les ombres projetées par le feu sur les parois de la grotte, me fit la grâce de me délivrer LE message de l’existence absolue :

La vie est un fleuve…

Il se fit un nouveau grand silence.

Si le feu ne m’avait séparé de ce lotus rassis, peut-être me serai-je laissé aller à quelque réaction discourtoise !

Mais le timbre de ma voix ne put masquer ma colérique déception et mon népalais se fit soudain plus fluide.

La vie est un fleuve ! La vie est un fleuve ! éructai-je en parodiant de la main sa sinusoïde à la con. Non mais, tu blagues ou quoi ?

Attends mec, j’ai rendu ma chambre de bonne, j’ai vendu ma deudeuche tous mes livres mes vinyles et même ma collection de macaronis, j’ai grimpé, j’ai perdu mes sherpas, j’ai perdu ma tente, j’ai perdu mes sandwichs, j’ai bien cru mourir et tout ça pour qu’un fada me gigote : la vie est un fleuve, la vie est un fleuve ! Pince-moi je rêve ! (ou plus exactement un vague équivalent en népalais mais qui fit tout de même son petit effet).

Alors le gourou, pour anachorète qu’il fut, tourna livide avant de s’exclamer, hagard :

Quoi, quoi, la vie c’est pas un fleuve ?

– Voilà, vous connaissez l’histoire, soi-disant drôle, dont je ne me suis jamais remis et qui, insidieusement, a gâté les illusions de ma jeunesse. Mais je vois Monsieur 33 que vous n’avez pas ri.

– Ce n’était pas le but il me semble…

– J’en conviens.

– Tout de même votre héros a été sacrément dur avec ce pauvre bougre.

– La colère est mauvaise conseillère ; mais il devait bien en savoir quelque chose de ce que la vie n’était pas un fleuve.

– Possible, mais peut-être n’en voulait-t-il rien savoir.

Cela me rappelle un propos de madame de Scudéry à qui l’on demandait si l’on pouvait parler de ces choses devant des jeunes filles, et qui aurait répondu : à celles qui ne savent pas ça n’apprendra rien, et à celles qui savent ça n’apprendra rien non plus.

– En d’autres termes, pour peu qu’on le veuille, on ne pourrait vraiment comprendre que ce que l’on connaît déjà.

– En quelque sorte, raison pour laquelle vous pouvez sans crainte raconter l’histoire du café au lit devant des enfants.

– Vous ne sauriez si bien dire : figurez-vous que j’en ai fait il y a peu l’expérience me croyant entre adultes pour raconter une petite histoire drôle, ou, admettons, tragique :

Un homme réveille sa femme en pleine nuit

Chérie je t’ai préparé un Efferalgan.

Mais… je n’ai pas la migraine !

Ah, tu n’as pas la migraine… 

Je n’avais pas repéré un gamin qui laissait traîner là une de ses mille et une oreilles :

Mais pourquoi il la réveille si elle a pas mal à la tête ?

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HOMINES QUOD VOLUNT CREDUNT

Les hommes croient ce qu’ils veulent croire

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