DISCIPLE

– Bonjour Monsieur 33.

– Bonjour Bernadette.

– Figurez-vous que j’ai fait un drôle de rêve.

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– De vous à moi, Bernadette, les rêves sont toujours drôles.

– Pourtant celui-ci n’était pas vraiment comique.

– Mais drôle Bernadette ne signifie pas comique mais curieux : un drôle de type est plus inquiétant que rigolo. Ce qui est étrange, c’est qu’aujourd’hui on utilise trop souvent l’expression c’est marrant qui renvoie effectivement au comique au lieu d’employer le mot drôle.

– Si vous voulez Monsieur 33. En tous les cas j’ai fait un rêve qui tenait du cauchemar : figurez-vous que mon voisin entre chez moi, ou plutôt il était chez moi, je ne me souviens pas bien. Il avait un marteau dans la main et il a broyé à grands coups de marteau un vase qui me vient de ma grand-mère et qui était posé sur la table de la salle à manger. Quelle idée ! D’autant plus que cet homme est naturellement charmant. Qu’est-ce qui lui a pris de venir casser ce vase auquel je tiens particulièrement ?

– Effectivement on peut se demander ce qui lui a pris. Mais est-ce vraiment lui qui a cassé ce vase ?

– Mais oui, je viens de vous le dire Monsieur 33. C’était mon voisin. Il était chez moi et avec son marteau il a cassé mon vase.

– Certes Bernadette, mais c’était un rêve. Or dans un rêve vous êtes tous les éléments du rêve. C’est vous qui les générez.

– Mais quand l’ange du Seigneur dit à Joseph de prendre son épouse et l’enfant, et de fuir en Egypte, ce n’est tout de même pas lui qui génère ce message que je sache.

– Vous avez raison. Il y a deux façons d’envisager votre place dans un rêve :

Soit une puissance extérieure rêve en vous comme c’est le cas de Joseph ou encore d’Abimélec, de Laban ou de Jacob et son échelle dans l’Ancien Testament. Ou encore d’Agamemnon dans la mythologie grecque ou des Rêves Trésor de la tradition bouddhiste.

Soit, en particulier depuis Die Traumdeutung de Freud, L’interprétation des rêves, c’est vous qui construisez votre rêve qui n’est alors qu’une formation de votre inconscient.

– Et qu’est-ce que ça change ?

– Mais ça change tout ! Car dans le second cas c’est vous qui êtes aux commandes.

– Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.

– Je m’explique : au final, dans ce rêve, vous êtes votre voisin, vous êtes le marteau, vous êtes le vase de votre grand-mère et vous êtes la table de la salle à manger. C’est vous qui avez mis tout ce décor en place. Ensuite c’est vous qui mettez l’action en branle. Vous êtes le coup de marteau, et le vase qui explose. Et au final, ce que vous ne pourrez pas nier, c’est que vous êtes la tristesse que vous ressentez à la suite de cet événement. La seule chose qui vous échappe alors qu’elle dépend entièrement de vous, c’est la méchanceté de ce voisin habituellement si gentil. Pourquoi lui avez-vous fait réaliser un tel acte ?

– Parce que c’est moi qui lui ai fait casser mon vase ?

– Eh oui Bernadette. Dans votre rêve, tout du moins dans son contenu manifeste, ce n’est pas votre voisin qui est rentré dans votre tête, mais c’est bien vous qui lui avez fait casser votre vase.

– Mais pourquoi lui aurais-je fait casser mon vase ?

– Ah, ça, Bernadette, c’est ce que l’on appelle le contenu latent, et je n’en sais rien. Ou plus exactement ça ne me regarde pas, c’est votre secret.

– Mais je n’ai rien à cacher monsieur 33.

– Alors voyons un peu ensemble : ce vase, vous me dites que vous le teniez de votre grand-mère.

– Oui.

– Quelle était votre relation avec votre grand-mère ? Une grand-mère aimante et douce, ou bien…

– Eh bien je dirais, pour reprendre une expression que ma mère employait à mon égard quand je n’étais pas très aimable, qu’elle était guère bonne. Et puis, c’était une corvée que d’aller passer mon après-midi de congé hebdomadaire chez elle.

– Pas vraiment la joie donc. Et le vase ?

– Au final il est bien laid.

– Alors pourquoi le gardez-vous ?

– Il me vient de ma grand-mère.

– Comme par devoir en quelque sorte, comme les visites hebdomadaires.

– Mais pourquoi c’est mon voisin qui vient le casser ?

– Ça, c’est à vous de me dire pourquoi votre voisin manie ainsi aussi lestement le marteau.

– Maintenant que vous m’en parlez, il me revient que la semaine dernière il a passé une demi-journée dans son jardin à démolir une murette en parpaings à grands coups de masse.

– Nous y voilà.

– Alors ?

– Alors ! Mais excusez-moi ce serait de l’analyse sauvage.

– Je vous donne mon feu vert.

– En résumé, vous utilisez un matériau diurne, le marteau de votre voisin, pour casser un vase, guère beau au demeurant, qui représente, je dirais de façon métonymique, votre guère bonne grand-mère pour qui vous aviez une affection pour le moins limitée. Mais tout cela est un peu abusif car vous seul pouvez le confirmer.

– C’est quand même bizarre ce que vous me dites là.

– C’est exactement cela Bernadette, c’est bizarre, ou je dirais plutôt complexe comme nous sommes complexes.

– Mais je ne suis pas complexée Monsieur 33 !

– Œdipe non plus n’était pas complexé et pourtant il avait un complexe. Quand j’emploie le mot complexe je l’oppose au mot simplex. Simplex, simple, ce qui n’a pas de plis, qui n’a qu’une seule couche – duplex, deux couches – triplex trois couches et complexe multicouche. Nous sommes tous plein de couches contradictoires.

– Au moins mon Jésus n’est-il pas complexe.

– Pas si sûr !

– Monsieur 33 ! Qu’allez-vous insinuer ?

– Eh bien, je le trouve un peu colérique.

– Colérique ?

– Oui, avec les marchands du temple.

– Ils le méritaient bien !

– Et avec Pierre quand il lui dit passe derrière moi Satan !

– Vrai que là, il y va un peu fort.

– Et puis parfois il n’est pas si sympa que ça.

– Quand donc ?

– Par exemple quand il refuse de guérir la fille de la cananéenne.

– Oui mais ensuite il se rattrape.

– Ou quand il traine à se rendre auprès de Lazare.

– Mais ensuite il le ressuscite.

– Je vous taquine Bernadette. Tout cela relève à coup sûr d’une visée théologique.

Au demeurant si Jésus est un incontestable maître à penser, j’aime bien pour ma part m’identifier aux disciples.

– A savoir ?

– Savez-vous Bernadette que d’aucuns ont imaginé que Jésus pouvait être un personnage conceptuel, regroupant un certain nombre de prophètes de l’époque.

– Mais il a réellement existé !

– Comme vous, je doute un peu de cette hypothèse. En revanche, j’aime à me représenter les douze apôtres comme un seul personnage conceptuel, regroupant nos différentes relations de disciple au Christ.

– Aie, aie, aie, qu’allez-vous encore inventer !

– Tenez, Bernadette, prenez Simon-Pierre, amoureusement attaché à Jésus comme vous l’êtes un peu vous-même, mais capable de le renier à la première occasion.

– Mais je n’ai jamais renié Jésus ?

– Sûr ? N’avez-vous jamais mis votre foi en sourdine pour ne pas passer pour une allumée auprès d’athées bon ton ?

– Dans ces cas-là, j’ai plutôt l’impression d’être Judas.

– Eh oui, notre côté sombre, celui de la trahison.

– Mais le plus souvent je me sens si proche du Seigneur que je n’hésite pas à témoigner de cette proximité avec ardeur.

– Un peu comme Jacques et Jean, les fils de Zébédée, fils du tonnerre. Un peu ambitieux les gars comme disciples élus du Christ.

– Je n’ai pas la prétention d’être un disciple élu Monsieur 33, et pour ne rien vous cacher, je sens bien souvent que je ne suis pas à la hauteur.

– Comme Philippe mis à l’épreuve de l’action lors de la multiplication des pains.

– Ou comme Thomas qui ose douter.

– Eh oui, tout le monde ne peut pas être Simon le zélote. Heureusement que nous refreinons nos pulsions violentes à l’égard de ceux qui pourraient ne pas adhérer à nos idées. Comme, à l’inverse, tout le monde ne peut être Matthieu, le publicain capable de se dépouiller, de tout abandonner pour suivre Jésus.

– Je vais vous étonner Monsieur 33, mais je trouve qu’André, le frère de Simon-Pierre, est un bel exemple d’humilité. C’est tout de même lui qui est à l’origine du mouvement, en tant que disciple de Jean le Baptiste, mais qui accepte de passer au second plan.

– Pour ma part, Bernadette, je m’assimilerais bien à Nathanaël, celui que Jésus a vu assis, lisant à l’ombre du figuier.

– Et pourquoi donc ?

– Dans l’Ancien Testament, le figuier, symbolise la Torah, la Loi. Lire les écritures, c’est mon côté intellectuel, ma façon théologique d’intellectualiser la parole sans être vraiment capable de l’incarner, considérant que rien de bon ne peut venir de Galilée.

– Ça nous en fait combien ?

– Dix si j’ai bien compté.

– Et les deux manquants ?

– Jacques fils d’Alphée et Thaddée. Mais sur eux ont ne sait pas grand-chose d’autant que les traditions divergent.

– En tous les cas, une fois de plus ça manque de femmes.

– C’est sans compter les disciples qui ne sont pas comptés parmi les 12.

– Chic, on va pouvoir intégrer Marie-Madeleine.

– Elle vous correspond bien.

– Comment ça ?

– Quand vous dites MON Jésus

– Et alors ?

– Cette proximité que Jésus réfute au tombeau en disant à Marie de Magdala ne me touche pas, ou mieux, ne me retient pas selon les traductions, quand elle est tentée de retenir son petit rabouni chéri après la résurrection.

– Et vous, quel est votre double ?

– Sans modestie aucune, je choisirais le disciple que Jésus aimait. Comme il n’a pas de nom, il m’autorise une belle identification, celle d’être sur le sein de Jésus, c’est-à-dire au plus près de lui, dans son intimité, et de recevoir directement sa parole.

– Un peu comme Zachée appelé par surprise.

– Ou encore comme Nicodème, celui qui se cache pour venir rencontrer Jésus de nuit, comme nous nous cachons aujourd’hui quand de se dire catholique, ou simplement de parler de notre foi, nous fait passer pour un extraterrestre. Belle image de notre fractionnement intérieur comme disciple pour suivre le Christ.

– Eh bien, je ne pensais pas être tout ça, et surtout pas que, chacun à leur manière, les disciples puissent être porteurs de traits de ma personnalité.

– Un peu comme les sept nains !

– Monsieur 33 ! Vous êtes un briseur de rêve…

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DE TE FABULA NARRATUR

C’est de toi que parle ce récit

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