– Bonjour Monsieur 33.
– Bonjour Antoine ; c’est repos aujourd’hui ?
– Non je reprends ma consultation à 16h. Je suis allé voir trois patients à l’hôpital mais je n’en ai vu qu’un. Le premier avait été transféré et l’autre était sorti. Me voilà avec un peu de temps à moi.
– Et bien prenez place si vous voulez.
– J’aimerais vous partager une réflexion que m’a faite un jeune patient pas plus tard qu’hier : il m’a demandé :
« Où est-ce que j’étais avant d’être né ? ».
– Voilà une question comme savent en poser les enfants.
– Et bien je ne me l’étais jamais posée. Il aura fallu que ce soit un enfant de 5 ans qui m’éveille à cette problématique.
– En d’autres termes, mine de rien, il vous demandait s’il était avant d’exister.
– Monsieur Sartre ne serait pas content !
– Et alors, que lui avez-vous répondu.
– Je dois avouer que j’ai botté en touche et lui ai dit que je n’en savais rien. J’aurais pu faire mieux.
– Et pour vous-même, où étiez-vous avant d’être né ?
– Je viens de vous dire que je ne m’étais jamais posé la question. Et vous ?
– Eh bien oui ! C’est même une question qui m’importe autant que celle que de savoir où je serai après ma mort.
– Quel lien faites-vous entre les deux ?
– J’ai une drôle de croyance : je pense que je suis rentré dans la vie, ou plus exactement je suis rentré dans le temps, sortant en cela de l’éternité où j’étais avant ma naissance, que je reste ici pour une durée indéterminée et que j’en sortirai pour retourner dans l’éternité.
– L’éternité, ça risque de durer longtemps.
– Non l’éternité ne dure pas.
– Je croyais au contraire que l’éternité durait pour toujours.
– Ça, ce serait l’infini du temps. L’éternité relève plutôt de l’absence du temps.
– L’absence du temps ? Mais c’est inconcevable.
– C’est précisément le grand mystère de l’éternité, nous ne pouvons pas concevoir l’absence du temps.
– Et donc, selon vous, nous aurions été jetés dans le temps. Et pourquoi donc ?
– Pourquoi ou Pour-Quoi ?
– Les deux mon colonel !
– Etes-vous croyant Antoine ?
– Vaste question ! Sans jeux de mots, je crois être croyant.
– Dans le Notre Père il est écrit : que ta volonté soit faite.
– Ne me dites pas que nous avons été jetés dans le temps pour obéir aux exigences de notre expulseur.
– Vous mettez le doigt là où ça fait mal.
– Vous voulez dire l’idée de coercition ? Avouez qu’il y a de quoi rebuter.
– Sauf que les textes ne dit pas ça.
– Mais vous venez de me le citer…
– Je vous ai cité la traduction.
Le texte original est :
Γενηθήτω τὸ θέλημά σου (Yenithíto tou thélimá sou)
que l’on traduit mot à mot par :
soit faite la volonté de toi (Matthieu 6,10)
D’abord Yenithíto vient du le verbe γἰνομαἰ (Yinomaï) qui ne signifie pas tant faire qu’advenir, se produire.
Mais surtout traduire θέλημά (thélimá) par volonté introduit, comme vous l’avez noté, une idée de contrainte. En fait, θέλημά (thélimá) vient du verbe εθέλω (éthélo) qui certes peut signifier affirmer mais renvoie d’abord à une nuance de désir, voire de consentement, comme lorsque l’on vous demande de choisir le parfum pour une glace et que vous répondez : je veux vanille fraise.
Si donc vous optez pour le mot désir ou mieux encore projet, et que vous traduisez par Qu’advienne ton projet, concernant la coercition et il en va tout autrement.
– Dieu aurait un projet pour nous ?
– Le silence de Dieu fait que certains se sont crus autorisés à parler à sa place, voire carrément en son nom. Je ne me permettrai pas cette hérésie.
– Alors ?
– Alors, nous ne sommes tout de même pas sortis pour rien de l’éternité.
– C’est quand même Lui qui décide.
– Et si nous avions décidé de venir en ce monde ? Si nous avions décidé de rentrer dans le tunnel du temps.
– Le tunnel du temps ?
– Oui, vous savez, ce fameux tunnel dont témoignent ceux qui ont fait une expérience de mort imminente. S’il y a tunnel à la sortie, pourquoi pas un tunnel à l’entrée ?
– Mais pourquoi faire un telle demande au lieu de rester pénard dans l’éternité ? Et pourquoi naître ici plutôt qu’ailleurs, dans cette religion plutôt que dans une autre.
– Désolé, sur les causes premières, je cale.
– Belle pirouette pour dire que les voies du Seigneur sont impénétrables ! Et pour les causes finales, si j’ai bien compris, pas de feuille de route et pour les coups de pouce, c’est selon Son bon vouloir.
– Que demandez-vous à Dieu ?
– Ça dépend des situations mais je n’hésite pas à faire mes requêtes.
– Et vous obtenez gain de cause ?
– Je ne sais pas si c’est un gain de cause ou le hasard. Parfois ça se passe comme je voudrais, d’autres fois la situation m’échappe. Et vous monsieur 33 ?
– Je suis peut-être aussi croyant que vous mais à une exception près : je reste dubitatif quant à la Toute-puissance de Dieu.
– Le Je crois en dieu le Père tout puissant est tout de même la première injonction du Credo admettez-le.
– Je l’admets, mais je reste dubitatif.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Je serais ennuyé que Dieu ait un pouvoir absolu sur la matière car dans ce cas on pourrait Lui imputer aussi bien le bien que le mal, les belles choses qui nous arrivent que les catastrophes les accidents et les maladies. C’est pourtant ce que pensent certaines personnes qui n’hésitent pas à Lui faire la gueule parce qu’un drame est survenu dans leur existence.
– Mais alors que Lui reste-t-il ?
– C’est la question que se pose Hans Jonas dans un essai assez bref que je vous conseille de lire : Le Concept de Dieu après Auschwitz.
– En gros ?
– En gros, après la shoah, compte-tenu de la « passivité » de Dieu, pardonnez-moi ce blasphème, tandis que se faisait massacrer son peuple, qu’il soit ou non élu, Hans Jonas se pose la question de la pertinence de la cohabitation des trois attributs que l’on prête à Dieu à savoir : la bonté absolue (Dieu Amour des évangiles), la puissance absolue (Dieu tout-puissant du crédo) et la compréhensibilité (le Père soucieux de ses enfants).
Compte de tenu de ce qui est arrivé aux juifs durant la dernière guerre,
- Si Dieu est bonté et toute puissance, il n’a pas compris leur rappel.
- Si Dieu est compréhension et toute puissance, pour n’avoir pas répondu on peut penser qu’il n’est pas bon.
- Reste que Dieu peut comprendre l’appel de sa créature, avoir de la bonté à son égard, mais ne pas avoir la toute-puissance d’action nécessaire pour lui venir en aide, tout du moins matériellement.
– Donc il ne nous sert à rien de prier ?
– Comme vous y allez ! D’abord il reste la prière de louange pour tous les bonheurs que nous rencontrons dans notre vie.
– Mais vous venez de me dire qu’Il n’y était pour rien.
– Je n’ai pas dit qu’Il y était pout rien, j’ai dit qu’à mon sens Il n’avait pas de toute puissance sur la matière reprenant en cela les propos de Hans Jonas si tant est que je ne déforme pas trop sa pensée.
Mais je n’ai jamais dit que Dieu n’avait pas une puissance d’influence. Je crois, mais je vous accorde qu’il ne s’agit là que d’une croyance personnelle, je crois en effet qu’Il peut nous guider dans nos choix, qu’Il peut nous inspirer dans nos décisions, et que dans le même temps, en n’ayant pas de puissance d’action sur les événements, Il nous laisse entièrement libres.
– Ça me va assez.
– Vous retrouverez ça dans la lecture d’Etty Hillesum.
– Effectivement maintenant que vous le dites, j’ai lu Une vie bouleversée, et j’ai été moi-même bouleversé par sa façon de s’en remettre à Dieu, et même par cette idée, pour le moins saugrenue, de demander à Dieu comment elle peut l’aider !
– C’est une question que nous devrions nous poser chaque fois que nous demandons de l’aide.
– Façon aide-toi le Ciel t’aidera ?
– Ce serait un peu trop réducteur. Je vois plutôt une relation de présence à présence, une collaboration…
Nous sommes rentrés dans le temps, mais n’avons pas été abandonnés. Les choses ne se dérouleront peut-être pas comme nous le voudrions, mais nous avons un collaborateur pour nous guider dans nos tribulations. Cela vous parle-t-il Antoine ?
– Je ne suis pas contre votre idée, les aléas de mon exercice m’ont conduit et cette soumission aux événements. Je ne suis pas le maître de tout, je ne suis qu’un aidant.
– Antoine je nous trouve bien sérieux aujourd’hui et j’ai honte de vous encombrez l’esprit avec des idées aussi tordues alors que vous faites l’école buissonnière.
– Ne vous en voulez pas Monsieur 33. N’oubliez pas que c’est moi qui vous ai poussé sur ce chemin périlleux en vous posant la question que m’avait soumis ce gamin.
– Je doute fort que si vous lui dites qu’avant de naître il était dans l’éternité ça l’éclaire beaucoup.
.
HOMINI HORA AETERNITAS DEO
L’heure pour l’homme, l’éternité pour Dieu