Il s’agit là de la retranscription de l’intervention donnée à Angoulême le 14 mai 2023. Mon but était de faire le lien entre les étapes de la fin de vie et les 7 paroles du Christ en Croix.
Bonsoir à tous.
Je disais que je n’aurais pas de trac mais je l’ai un peu parce que vous êtes vraiment très nombreux.
Néanmoins je ne suis pas trop intimidé parce que ce que j’ai à vous exposer n’est pas une conférence mais plutôt un témoignage.
(Présentation biographique)
Médecin, j’ai travaillé comme « psy » comme on dit.
Lorsque l’on me demande ce que je fais dans la vie, j’aime bien répondre : « je suis quelqu’un », vous savez, comme les gens qui disent : « Je vais voir quelqu’un ». C’est assez flatteur.
Je faisais donc des accompagnements, ce qu’on appelle des thérapies de soutien et j’ai, entre autres, accompagné un certain nombre de personnes en fin de vie.
Par ailleurs j’ai longtemps travaillé en IME auprès d’enfants handicapés mentaux.
Mais surtout, je suis intervenu pendant plus de 20 ans au CHU d’Angers comme attaché. Je n’y voyais pas les malades mais faisais de l’accompagnement d’équipes (?) en soins palliatifs. Il y a en effet au CHU trois équipes de soins palliatifs :
- Une équipe fixe avec des lits, l’USP.
- Une équipe mobile qui intervient auprès d’autres services, auprès des EHPAD, auprès de l’HAD (Hospitalisation à domicile).
- Et une équipe pédiatrique parce que les enfants ne sont pas épargnés par la maladie.
(Les communiants d’Ingmar Bergman)
J’ai eu envie de livrer ce témoignage il y a deux-trois ans à partir d’un film d’Ingmar Bergman qui s’appelle Les Communiants (1962) et que, par hasard, j’avais revisionné.
De mémoire, le film raconte l’histoire d’une femme amoureuse d’un pasteur, film qui n’est pas, à mon goût, le meilleur de ce cinéaste. Mais il y a une scène poignante au cours de laquelle on voit un sacristain qui marche de façon difficile, apparemment atteint d’une malformation de la colonne vertébrale et, par-là, très souffrant. Dans cette scène, il fait un long monologue où il s’apitoie sur la solitude du Christ lors de la passion.
Dans cette version écrite, je me permets de vous retranscrire l’intégralité du dialogue :
Pour combattre mes insomnies douloureuses. Pasteur, vous m’aviez conseillé la lecture. Pour m’occuper l’esprit, j’ai commencé par les Évangiles. Cela valait bien les somnifères. Maintenant j’en suis à la passion du Christ et je me suis dit qu’il fallait en causer avec vous.
La passion du Christ…oui.
Mais on insiste trop sur ses souffrances. Nous pensons toujours à cette torture. Ce n’était pas si terrible. Excusez-moi, ça peut sembler présomptueux mais je pense que physiquement j’ai souffert autant que le Christ. Et puis, son agonie a été courte, quatre heures, si je crois ?
La douleur morale était pire que la douleur physique !
Je me trompe peut-être mais pensez à Gethsémani, Pasteur : les disciples dormaient ; ils n’avaient rien compris, pas même à la Cène. À l’arrivée des soldats, ils se sont enfuis, et Pierre l’a renié. Jésus avait vécu avec eux, leur avait parlé. Ils vivaient côte à côte, mais ils n’ont rien compris à ses paroles. Et ils l’ont abandonné.
Comme il a dû souffrir !
Savoir qu’on ne vous comprend pas, être délaissé quand on aurait tant besoin de soutien. Quelle affreuse douleur !
Et ce n’était pas le pire !
Quand il fut cloué sur sa croix, près de mourir, il cria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il cria très fort. Il crut que son Père l’avait vraiment abandonné. Il pensa que son enseignement était un mensonge. Il fut rempli de doute au moment de mourir.
Monsieur le Pasteur, ce fut sûrement le plus dur, le silence de Dieu.
Voilà, c’est ce monologue poignant qui m’a donné l’envie de vous entretenir de ce que j’appellerai « la double peine : la douleur physique du Christ en Croix d’une part, mais surtout sa solitude.
Et cela m’a conduit à faire le lien avec la douleur d’une part, mais surtout la solitude des personnes en fin de vie.
(Les Évangiles)
Les Évangiles, quand on aime les lire, sont plus qu’une narration. Ce n’est pas seulement un texte historique qui raconterait ce que le Christ aurait vécu et dit avec ses disciples.
J’y suis revenu un peu tard.
J’ai vécu une grande période de ma vie où je suis resté en dehors de l’Eglise et de ces textes. Dommage car aujourd’hui, chaque fois que je lis les Évangiles, je trouve que c’est vraiment un texte vivant, un texte qui m’interpelle et je pense qu’il vous parle également. Il y a une très belle expression hébraïque qui dit : Ça prend aux entrailles. On traduit souvent en disant de Jésus qu’il a été bouleversé mais le vrai texte est vraiment : Il a été pris aux entrailles.
(Plan)
Alors, reprenant les Évangiles pour étayer mon propos, je vous propose de séparer celui-ci en dix épisodes.
Il y a évidemment les 7 paroles du Christ en Croix mais ces sept étapes sont précédées par trois épisodes essentiels, à savoir la Cène, la nuit au Mont des Oliviers ou Gethsémani, et la condamnation.
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LA CÈNE
(Jn 13)
(Judas)
Je vais vous faire une confidence, quitte à ce que cela vous paraisse bizarre : j’ai une grande tendresse pour Judas. Et chaque fois que je dis cela on me rétorque : « Tout de même Judas ! Judas… ».
Mais d’abord une précision importante : Judas ne trahit jamais Jésus !
Jamais à une exception près : de mémoire en Luc 6,16, seule fois où Judas est qualifié de προδότης (prodotès), de « traître ».
Partout ailleurs, soit plus de 100 fois dans les Évangiles, est employé le verbe παραδιδόμὶ (paradidomi) qui signifie « livrer ». Judas livre Jésus ce qui est très, très différent.
Mais d’abord c’est Jésus lui-même qui le désigne, tout particulièrement dans l’évangile selon Jean.
Souvenez-vous : Pierre, par l’intermédiaire du disciple que Jésus aimait, demande : « quel est celui dont il parle ? » (Jn 13,24) et Jésus répond : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper » (Jn 13,26).
Ce détail me fait rire – excusez-moi, je suis hors sujet – mais pendant l’épidémie de Covid 19, à tous ces gens qui tenaient à communier dans la bouche, je prenais un malin plaisir à rétorquer : « Tout de même, il me semble que tous les disciples ont communié à la main sauf un, Judas ! »
C’était un a parte…
Alors, pourquoi Judas ?
Parce qu’en fait, Judas vient faire avancer l’action.
Cela me rappelle un peu Cana : souvenez-vous, à Cana, la mère de Jésus (je dis la mère, parce qu’elle ne s’appelle pas Marie dans l’Évangile selon Jean), sa mère donc dit à Jésus : « Ils n’ont pas de pain ». Et Jésus, comme vous le savez, lui répond : « Femme qu’y a-t-il entre toi et moi ?», autrement dit : « De quoi tu te mêles ? Ce n’est pas le moment ». Et la mère de Jésus d’enchaîner sans se démonter : « Faites tout ce qu’il vous dira ». C’est-à-dire qu’elle le met en selle, ou en scène si vous préférez.
Et c’est là le premier des sept signes dans l’Évangile selon Jean. Elle le pousse, elle fait démarrer l’action.
Ainsi, durant la Cène, Judas joue-t-il à sa manière le même rôle : Jésus le désigne en lui disant : « Ce que tu fais, fais-le vite » (Jn 13,27) et Judas sort.
Et Jean a cette merveilleuse métaphore : « Il faisait nuit » (Jn 13,30).
Evidemment le rôle est moins glorieux que celui de la mère et vaudra à Judas une réputation qu’à mes yeux il ne mérite pas.
(Drame VS Tragédie)
A ce propos, je voudrais pointer une petite différence entre la notion de drame et la notion de tragédie car, si pour beaucoup ces deux termes sont équivalents, je rechigne à les considérer comme synonymes.
Un drame consiste en ce qu’on appelle un accident, c’est-à-dire un phénomène qui survient de manière inopinée (et j’insiste sur cet adjectif) et de façon le plus souvent péjorative, tel un accident de la route ou une mort subite.
Dans la tragédie, au contraire, tout est écrit d’avance. Souvenez-vous d’œdipe : Tirésias, le devin aveugle mais voyant, lui a tout prédit. De ce fait, pour le spectateur, la suite de l’action est sans surprise.
En cela, la passion du Christ est une tragédie : on sait depuis le début comment cela va se passer, Jésus l’a dit et redit. J’y reviendrai.
(La consultation d’annonce comme tragédie)
Si je parle de tragédie, c’est parce qu’en médecine il y a un moment assez poignant qu’on appelle consultation d’annonce.
Je pense que la majorité d’entre vous ne savent pas ce qu’est une consultation d’annonce.
C’est très simple. Enfin, c’est très simple en ce qui concerne la définition : une consultation d’annonce, comme son nom l’indique, est une consultation au cours de laquelle on va annoncer à une personne que ses résultats sont mauvais. A partir de là, pour la personne, c’est une surprise (mauvaise), un accident et en cela c’est un drame qui va bouleverser sa vie.
Pour le médecin, c’est une tragédie : la maladie était déjà là, tout était écrit d’avance, et puis, à un moment donné, on l’annonce et l’action se poursuit dans la maladie. En cela, ce n’est pas quelque chose qui surviendrait inopinément et paradoxalement, du point de vue médical, ce n’est pas un drame. Certes pour le patient, c’est ce qu’on appelle un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais en ce qui concerne la maladie, elle se déroule…
Mais revenons à l’Évangile selon Jean.
Jésus désigne Judas, et Judas sort.
A partir de là, Jean va consacrer quatre chapitres, ce n’est pas rien, les chapitres 14,15,16 et 17, au cours desquels il montrera Jésus expliquant à ses disciples qu’il doit souffrir et qu’il doit mourir.
Luc le dit dans les mêmes termes tragiques :
Ainsi il est écrit que le Christ souffrirait, et qu’il ressusciterait des morts le troisième jour (Lc 24.46)
Dans ces quatre chapitres de l’Évangile selon Jean, Jésus le dit et le répète à un point tel que l’on a parfois l’impression d’avoir déjà lu le même évangile la veille.
(Les Commandements)
Bref, Jésus insiste vraiment, et va donner des commandements, c’est le terme que l’on utilise communément dans les textes.
A titre personnel, je trouve cette traduction un peu bizarre et je lui préfère le mot instructions. Commandements c’est un peu violent : il leur laisse des instructions.
(Suicidologie – Lettres d’adieu)
Quand je lis ces instructions, je repense à un épisode de ma carrière : j’ai fait, il y a une vingtaine d’années, un Diplôme Inter Universitaire de suicidologie. Ça peut paraître bizarre comme DIU ! Un de mes amis m’avait prévenu en blaguant : « La suicidologie, on ne se fait pas une clientèle avec ça ! ».
En fait, la suicidologie touche beaucoup plus de personnes que l’on croit, dans la mesure où l’on ne fait pas de distinction entre les personnes décédées et celles qui ont survécu. Toutes sont considérées comme des suicidants puisque toutes ont mis leur vie en jeu dans ce que l’on qualifie pudiquement de tentative de suicide ou TS.
Or, pour valider ce DIU, j’ai commis un mémoire sur des lettres d’adieu. J’ai eu la chance de pouvoir m’en procurer quatre-vingt-quatre auprès des hôpitaux et de la police. Or, dans ces lettres d’adieu, s’il y a quelques explications, les suicidants laissent en fait de nombreuses instructions souvent très détaillées à ceux qui sont sensés leur survivre. Je ne vous cacherai pas que je m’attendais à trouver quelque chose de très personnel dans ces dernières missives, des choses qui me prendraient aux entrailles, mais les instructions, c’était plutôt : « Il y a un colis à aller chercher à la poste » – « Il faudra penser à rendre le manteau à madame X » – « N’oubliez pas de donner à manger au chat ».
C’était très surprenant ; tellement pragmatique que c’en était touchant. Ainsi les gens restaient-ils très incarnés.
(Paradoxe du mourant qui doit gérer)
Ce qu’il y a de remarquable, que ce soit pour Jésus dans ces quatre chapitres de Jean, ou pour les suicidants dans leurs lettres, ou encore pour les patients en soins palliatifs, c’est de retrouver chez ces personnes en fin de vie, qui sont tout de même mourantes, le souci pour le moins paradoxal de rassurer leur entourage.
Paradoxal, parce qu’alors qu’elles sont tout de même les plus touchées et qu’elles sont le protagoniste de la tragédie, elles vont devoir paraître courageuses, ne pas s’autoriser à s’effondrer, pour éviter que ce ne soit l’entourage qui s’effondre. Et puis, il va leur falloir d’une certaine façon régler leurs affaires, donner des instructions.
Nous retrouverons cette attitude dans les première, deuxième, troisième paroles, « Pardonne-leur », « Toi aussi », parole adressée au larron, et puis « Mère, voici ton fils ».
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LE MONT DES OLIVIERS – GETHSEMANI
(Lc 22,39-46)
(Rassuré, l’entourage peut dormir)
Après cet épisode de la Cène, vient la nuit au Mont des Oliviers à Gethsémani. L’entourage, c’est-à-dire les disciples, est rassuré. « Continuez à dormir », leur dit Jésus, « Reposez-vous ».
Alors, ils dorment.
Premier moment de solitude pour Jésus, parce que la nuit, on en a tous fait l’expérience, la nuit est le moment de l’angoisse.
(Angoisse et Agonie)
L’angoisse se définit comme une peur sans objet. Ça vous envahit. On ne sait ni pourquoi ni de quoi on a peur. C’est une pure peur qui n’a pas de cause identifiable. Et Jésus, comme les malades la nuit dans leurs chambres, va être confronté à cette angoisse et à ce qu’on appelle l’agonie.
Si j’emploie le mot agonie, c’est parce que agonie, ἀγών (agon) en grec, signifie la lutte, le combat. C’est-à-dire que le malade va se battre. Se battre contre quoi ? Il va se battre contre une perspective inquiétante, et ce sera d’autant plus difficile qu’il va la vivre, mais seul.
Et Jésus est seul.
Il dit à ses disciples : « Je vous laisse, je vais prier », mais pendant qu’il prie, il est seul tandis que les autres dorment. (Mt 26,40).
A l’hôpital, la solitude est tellement lourde que les patients, les malades, comme on les appelle – parce qu’à l’hôpital on les appelle malades et je reviendrai sur le terme patient – les malades donc appellent.
Ils appellent les soignants, ils appellent pour toutes sortes de motifs : pour remonter un oreiller, pour avoir à boire, pour une couverture qui a glissé. Par chance, à l’hôpital, l’idée Hôpital = Silence tient de la fiction. Dans un hôpital, ça s’agite dans tous les sens et la nuit c’est le bazar ! N’allez jamais vous reposer à l’hôpital, c’est le dernier endroit où l’on peut trouver le sommeil. Mais, dans un sens, cela permet à ces personnes d’être entourées.
(Rétropédalage de Jésus)
A Gethsémani, excusez-moi si cela vous paraît blasphématoire, Jésus va faire une sorte de rétropédalage.
Il va dire :
« Mon Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe de douleur »
(Lc 22,42).
Voilà. Et il fait bien, parce que les malades, à un moment donné, comme tout un chacun gravement touché dans son corps, se disent : « Et si on pouvait éviter ça ? » – « Peut-être qu’il y a eu une erreur de diagnostic… » – « Peut-être qu’il y a eu un problème de pronostic…»
On peut se nourrir de ce moment que je n’appellerai pas d’espoir, parce que ce n’est pas un espoir, mais plutôt de déni. Un déni par rapport à la maladie et à l’avenir.
(Échec de sa mission)
Et, lorsque Jésus fait ce rétropédalage, on peut certes considérer qu’il a peur de mourir, ce qui est tout à fait humain, mais aussi qu’il se trouve confronté à l’échec de sa mission. S’il meurt là, le projet (je reviendrai aussi sur ce terme), le projet achoppe.
Et pour chacun d’entre nous, au moment de cette agonie, il peut y avoir un sentiment d’échec de la mission, un échec par l’abandon d’un projet de vie. Mais à un moment donné, pour Jésus d’une part comme pour nous, il faut se rendre à l’évidence : la fin est incontournable. Et Jésus prend conscience de ce côté incontournable, en disant :
« Toutefois, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne ».
(Lc 22,42).
(Volonté VS Projet)
Permettez-moi de m’arrêter sur ce mot : volonté.
Je me souviens d’avoir eu à parler un jour du Notre Père (Mt 6,9-13)
D’abord, parce que – tradutorre traditore, traduire c’est trahir – je n’en aime pas la traduction.
Ainsi : γενηθήτω τὸ θέλημά σου (yénététo tô téléma sou) que l’on traduit par que ta volonté soit faite, me dérange dans la mesure où en grec θέλημά (téléma), télé, c’est toujours ce qui est en avant (télévision, télescope, téléphérique…). Aussi, plutôt que par volonté, j’aimerais mieux traduire par le mot projet, pro-jet, ce que l’on projette, ce que l’on jette en avant.
De ce fait, dans le Notre Père, je préférerais dire : Qu’advienne ton projet, plutôt que : Que ta volonté soit faite, comme si Dieu nous imposait sa volonté et qu’il y aurait alors intérêt à se tenir à carreaux.
Alors Jésus pourrait dire : Si c’est ton projet, qu’il advienne.
Et à un moment donné, je pense que pour le malade aussi se pose la question : Y a-t-il un projet face à la maladie ?
Dieu aurait-il un projet pour nous dans cette épreuve ?
(Le Pourquoi et le Pour-quoi : de la résignation au consentement)
Nous passons alors d’un pourquoi en un seul mot à un pour-quoi avec un tiret.
En français c’est un peu compliqué parce que l’on n’a qu’un seul mot pour dire pourquoi. C’est une subtilité que j’ai abordée très souvent.
Pourquoi en un seul mot, implique une cause première : en anglais ça se dirait why. Alors que pour (tiret) quoi, renvoie à une cause finale, un projet qui se dirait what for en anglais. Et de ce fait, si l’on admet qu’il y a peut-être un pour-quoi, un but, qu’il y aurait un projet, quelque chose qui se dessinerait à ce moment-là, au lieu d’être dans la résignation, qui est la pire chose qui soit (c’est bien de se résigner à la maladie, mais c’est un peu réducteur), à ce moment-là, il y aurait un consentement.
Ce qui pourrait se dire : D’accord, je consens à ce quelque chose qui se dessine pour moi, quelque chose d’un projet du Seigneur qui se dessinerait pour moi.
Après que cette notion de consentement a été entérinée par Jésus, (et par le malade que nous sommes ou peut-être appelés à devenir un jour ou l’autre) suit pour Jésus l’épisode que j’ai appelé la condamnation.
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LA CONDAMNATION
Ce que j’appelle la condamnation se divise en trois temps dans les Évangiles :
- L’arrestation,
- Le jugement
- L’exécution.
Et Jésus va alors rentrer dans sa Passion, terme très important aussi quant au vocabulaire.
Je suis un maniaque du vocabulaire, vous avez dû le remarquer, alors ne vous inquiétez pas…
(Passion – passif – patient)
Passion, cela ne signifie absolument pas être passionné. Jésus n’est pas du tout passionné par ce qu’il va lui arriver. Nous ne sommes pas au foot. La racine du mot passion renvoie dans cette acception à passif. Jésus va être passif, ce que vont lui reprocher ses disciples. Nous allons le voir et j’y reviendrai là encore.
Passif a donné également patient.
Le patient est (considéré comme) passif.
(Comme Jésus, mettre au travail l’interlocuteur)
A tel point qu’à titre personnel, je ne parlais jamais de mes patients, je parlais de mes clients. Ça peut paraître bizarre, voire trahir une connotation financière, mais en même temps, je leur disais : « Vous êtes mes clients, parce que, en tant que psychothérapeute, je fais un travail extraordinaire : c’est vous qui travaillez et c’est moi qui suis payé ! On ne peut pas faire mieux comme job… »
De la même manière, Jésus met ses interlocuteurs au travail : Il ne répond pour ainsi dire jamais à leurs questions. Lisez les Évangiles : le plus souvent, il les réinterroge.
Il y a un adage juif qui dit : La réponse tue la question !
Je ne sais pas si vous avez lu le Chat du Rabbin ; dans le premier tome le rabbin dit : « Vous, en Europe, vous êtes : thèse – antithèse – synthèse. Nous on est thèse – antithèse – antithèse – antithèse… » Voilà comment on évite, dans la culture juive, de tuer la question.
(Continuer à se battre)
Mais, quand Jésus entre dans sa Passion, qu’il consent être passif, qu’il admet que les choses soient écrites, que l’on est, pour y revenir, dans la tragédie, c’est l’entourage qui va alors faire problème.
L’entourage ne va pas être d’accord.
L’entourage, que Jésus, comme le malade, avait tenté de rassurer, ne va pas accepter de baisser les bras.
L’entourage de Jésus, comme l’entourage du malade, va s’insurger : « Mais non, il faut continuer à te battre, il ne faut pas te laisser faire – on va te trouver des pilules lyophilisées de bave de crapaud en Allemagne – des dilutions de pollen de pipeau en Suisse à dix milliards la gélule – il faut que tu continues – on va te trouver tout ça ».
Même chose pour Jésus : Pierre sort son épée pour couper l’oreille de ce pauvre serviteur qui n’y est pour rien, avant que Jésus, comme le patient, ne déclare : « Rentre ton épée », « Remisez vos gélules », « C’est bon…il faut consentir ».
Et c’est là qu’interviennent les sept paroles du Christ en Croix, qui sont le sujet de mon intervention de ce soir.
Sept étapes dont les quatre premières sont des deuils dont les trois premières des deuils au monde.
(Les trois cercles de nos relations)
Mais avant d’aborder ce sujet, permettez-moi de parler de nos relations en termes de cercles :
- Le troisième cercle serait le monde,
- Le deuxième cercle, les amis,
- Et le premier cercle, les proches.
J’y reviendrai point par point.
Et puis, comme ce sont des cercles, il y a un centre : et ce centre c’est Dieu. Nous reverrons cela un peu plus loin.
A travers cette succession de deuils va se produire une réconciliation. (J’avais dit tout à l’heure qu’il y avait consentement)
Je pense qu’à partir du moment où notre avenir est écrit, il faut se réconcilier avec la tragédie, faute de quoi, comme Don Quichotte, on risque de continuer à se battre contre des moulins.
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PÈRE PARDONNE-LEUR ILS NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT
(Lc 23,34)
(Troisième cercle : celui du monde)
Il faut tout d’abord admettre que lorsque Jésus dit : « Père, pardonne-leur », cela suppose que lui-même leur a déjà pardonné. Ce n’est qu’ensuite qu’il va demander au Père de pardonner à son tour, et, en quelque sorte, d’entériner ce pardon.
(Qui sont-ils ?)
Alors qui sont ces ils ?
Ces ils, c’est la foule, foule qui, il y huit jours à peine, aux Rameaux, l’avait accueilli avec faste, majorettes et flonflons.
C’est cette foule versatile qui va le rejeter, lui cracher à la figure.
Mais ce sont également ses disciples, ces disciples qui se sont enfuis comme une volée de moineaux. On peut les comprendre : ça commençait à chauffer, ils ont eu les miquettes, les disciples ! Ils se sont tous carapatés et l’ont vaillamment abandonné.
Regardons la situation en face : si j’ai souligné que Judas ne l’avait pas trahi, Pierre en revanche a fait très fort. Plus tard, il s’est rattrapé. On lui pardonne comme Jésus le fera, mais quand même il l’a bien renié.
(Rancœurs et réconciliation)
Et nous, à qui pouvons-nous pardonner ?
J’avais parlé de réconciliation : nous pouvons nous réconcilier avec nos colères, avec les rancœurs que nous avons tous. La vie n’est pas un long fleuve tranquille et nous avons tous avalé bien des couleuvres, emmagasiné de la bile amère et il va falloir nous réconcilier, il va falloir nous apaiser, et puis…
(Deuil de l’anéantissement de mon œuvre)
Il y a ici quelque chose qui me touche.
Je vous avais dit tout à l’heure que Jésus pouvait s’interroger sur l’échec de sa mission. J’ai réfléchi et me suis dit que nous-mêmes avions tous tenté de construire quelque chose dans nos vies, tout du moins je l’espère, et, à la fin de notre existence, nous pouvions être amenés à nous interroger sur ce qu’il en reste.
Poser cette question d’ordre général m’a conduit à me la poser à titre personnel. Par exemple, en tant que médecin, sans faire de politique, je ne peux que remarquer que l’entreprise de démolition du système de santé a été pour le moins grandiose ces dernières années.
Personnellement j’ai toujours voté socialiste : je rêvais depuis mon adolescence d’un monde équitable, social, solidaire. Quand je regarde aujourd’hui les hyper-riches, hyper-hyper-riches face à une pauvreté qui se creuse, et puis les migrants, je ne peux que constater que mon modeste engagement a pour le moins foiré.
Je suis par ailleurs de la génération Vatican II : j’ai cru à ce mouvement, j’ai cru aux prêtres ouvriers, j’ai cru un temps que, Corps du Christ, toute l’assemblée (l’ecclésia) serait participante des célébrations. Aujourd’hui, quand je vois les messes en latin, le retour des dentelles et des broderies, de l’encens et des salamalecs… je ne vais pas faire de commentaires parce que je deviendrais irrespectueux. Je dirai simplement que je ressens effectivement un sentiment d’échec et une grande tristesse.
Même chose lorsque je regarde tout ce que mes parents ont accumulé, pour vous, disaient-ils, alors que tout ce fatras terminera au mieux chez Emmaüs, au pire à la déchetterie.
Se pose alors cette question fondamentale : que laisserons-nous ? Que restera-t-il de notre œuvre ou du moins de notre ouvrage ?
Et l’on peut, à ce moment, s’imaginer Jésus se posant cette question : « Est-ce que, j’ai accompli ma mission ? »
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JE TE LE DIS :
EN VÉRITE TOI AUSSI TU SERAS AVEC MOI AU PARADIS
Lc 23,43
(Deuxième cercle : les amis)
Voilà donc Jésus seul, suspendu au bois, et ne reste auprès de lui que celui qu’on appelle le bon larron avec qui il va pouvoir échanger cette deuxième parole.
Nous sommes dans le deuxième cercle, celui des amis, de ceux avec qui nous avons partagé, de ceux avec qui Jésus a partagé. Au dernier temps de son existence, voilà qu’il partage ses valeurs avec cet homme qui est là.
Quant à nous, nous associons nos amis à nos joies mais aussi à nos peines, ce qui est le propre des vrais amis. Nous avons confronté nos projets. Et puis l’heure est venue de nous quitter.
(Espérance de les retrouver)
Quand on a la foi, il y a cette espérance de les retrouver, et, ultime marque d’affection, il ne faut pas hésiter à le leur dire.
Ce que déclare Jésus au larron : « Toi aussi tu seras avec moi au paradis ».
C’est une très belle phrase dans sa simplicité. Elle paraît un peu simple à première vue, mais elle est magnifique.
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« FEMME VOICI TON FILS ».
PUIS IL DIT AU DISCIPLE : « VOICI TA MÈRE »
(Jn 19,26-27)
(1er cercle : Les proches)
Troisième parole, que tout le monde connaît.
Tout laisse à penser, puisqu’il n’est plus question de Joseph, que Marie est probablement veuve et que, si elle perd son fils que l’on dit unique, elle n’a plus aucun statut social. Il va donc falloir que Jésus lui trouve un protecteur, et ce sera le fameux disciple que Jésus aimait.
On ignore qui était précisément ce personnage mais ce n’est certainement pas un mauvais choix dans la mesure où il a ses entrées chez Caïphe (quand Pierre reste dehors avant qu’il ne parvienne à le faire rentrer dans la cour) et qu’il a sans doute ses entrées chez Pilate dont il peut témoigner de l’entretien avec Jésus. Il s’agit probablement de quelqu’un de riche et d’influent à Jérusalem. Je ne vais pas me prononcer là-dessus, c’est un grand sujet de théologie. En tout cas, ce dont on peut être certain, c’est que Jésus, dans ce premier cercle, prend soin de sa mère.
Nous-mêmes, nous nous sentons responsables de nos proches, de notre conjoint, pour ceux qui ont un conjoint, de nos enfants pour ceux qui ont des enfants, de nos parents, pour ceux qui les ont encore, de tous ceux qui sont au cœur de notre existence. Ce que j’ai appelé le premier cercle.
(Conscient de ce qu’ils vont nous survivre)
Ce qui me paraît très important est l’idée qu’ils vont nous survivre. Ce n’est pas après moi le déluge. Certains pourraient être tentés de penser qu’une fois qu’ils auront disparu, la terre pourra bien s’arrêter de tourner. Non, nos proches vont nous survivre, et il va falloir que leur vie après nous soit le moins perturbée possible.
Evidemment, ils vont être tristes, évidemment ça ne va pas être facile. Alors, comment les apaiser, comment leur donner une nourriture spirituelle, et quelques fois aussi une nourriture matérielle, pour qu’ils puissent survivre.
(Se faire du soucis – avoir soucis – prendre soin)
C’est-à-dire qu’il va falloir aussi s’en préoccuper, qu’il va falloir – j’aime beaucoup cette expression – se faire du souci.
D’aucuns prétendent se faire du souci quand ils ne font que s’inquiéter.
Se faire du souci, avoir souci de, c’est prendre soin.
C’est une attitude active.
Avoir souci de, c’est agir bénéfiquement une dernière fois.
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MON DIEU, MON DIEU POURQUOI M’AS-T ABANDONNÉ ?
(Mt 27,46)
Voilà : troisième cercle, deuxième cercle, premier cercle et on arrive au cœur.
Et là…la parole est d’un tout autre ordre.
Je vous ai dit que je vous parlerais de solitude.
(Deuil des 3 premiers cercles : solitude d’isolement)
Dans les trois premiers cercles, se trame ce que l’on appelle une solitude d’isolement, au sens de n’avoir personne auprès de soi.
Du troisième au deuxième et au premier cercles nous allons progressivement nous isoler en nous séparant de ceux qui nous entouraient.
(Solitude existentielle)
Au centre, nous sommes confrontés à une solitude tout à fait différente que l’on pourrait qualifier d’existentielle. Le terme philosophique serait solitude ontologique, c’est-à-dire solitude de l’être.
Ici, j’en suis émerveillé, vous êtes plus de cent, mais au final, vous êtes autant de solitudes de l’être. Vous n’êtes pas isolés du tout, mais vous êtes un agrégat de solitudes individuelles.
Il y a une très belle chanson de Michel Berger (Quelques mots d’amour) où il dit :
Il manque quelqu’un près de moi
Je me retourne, tout le monde est là
D’où vient ce sentiment bizarre
Que je suis seul ?
Parmi tous ces amis
Et ces gens qui ne veulent
Que quelques mots d’amour
Voilà qui, à mes yeux, exprime parfaitement ce sentiment de solitude existentielle, ou ontologique, que Jésus va exprimer en s’adressant en araméen à son Père :
Eloi, Eloi, lama sabachthani.
(Shabech – laisser seul)
Je vais encore chicaner sur la traduction, mais en hébreu, le verbe Shabech ne signifie pas d’entrée de jeu abandonner mais plutôt laisser, laisser seul.
Certes, cela peut créer un sentiment d’abandon, comme ce que ressent un enfant à qui vous dites : « Reste dans l’appartement deux minutes, je descends chercher le courrier ».
(Sensation de solitude vis-à-vis de Dieu)
Et ce sentiment d’abandon, ce sentiment de solitude, vraiment de solitude existentielle, solitude de l’être, solitude par rapport à Dieu, c’est toute la violence de cette quatrième parole, un sentiment de déréliction, de rupture du lien qui l’unissait au Père.
Jusque-là, Jésus était toujours lié au Père et soudain il semble douter.
Que se passe- t-il lorsqu’il exprime l’impression que ce lien ne tient plus, jusqu’à s’interroger, peut-être, sur sa propre mission.
C’est cela sans doute qui bouleversa le sacristain du film de Bergman et lui fit dire : Monsieur le Pasteur, ce fut sûrement le plus dur, le silence de Dieu !
ELOI, ELOI, LAMA SABACHTANI.
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J’AI SOIF
(Jn 19,28)
Jésus a rompu ses liens au monde.
Il a connu ce qu’on appelle un sentiment de déréliction, d’abandon complet des trois cercles et même de Dieu.
Alors ne reste que le corps – un corps souffrant.
(Confusion doloriste : douleur VS souffrance)
A ce propos, il ne faudrait pas confondre douleur et souffrance.
C’est à mes yeux une méprise épouvantable, raison pour laquelle je vais y consacrer quelques lignes.
(La souffrance – les épreuves de la vie – la croix)
La souffrance, ce sont les épreuves de la vie :
Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. (Mc 08,34)
C’est-à-dire : qu’il se charge de tout ce qui va lui arriver.
Dans la vie, il nous arrive énormément d’événements, joyeux ou pénibles. C’est ce Jésus appelle la croix, et ce que j’appellerai plus trivialement la souffrance
(Douleur et dolorisme)
La douleur est tout autre chose.
La douleur est une sensation physique qui, a priori, est utile parce qu’elle nous met en garde. Quand vous mettez la main sur quelque chose de chaud, la douleur vous avertit que vous allez vous brûler. Elle vous avertit également sur les dysfonctionnements de votre corps. : vous avez mal aux articulations, ce n’est pas le moment de forcer si vous avez de l’arthrose. La douleur est alors pratico-pratique.
Mais attention, vénérer la douleur en tant que telle, lorsqu’elle n’a plus d’utilité fonctionnelle est proprement monstrueux.
En effet, à ce stade, la douleur est inutile et ne rien faire pour l’atténuer renvoie au dolorisme.
J’ai récemment animé la réunion d’un groupe d’aumôniers des hôpitaux, et j’ai entendu quelqu’un me dire : « Oui, il faut souffrir parce que c’est un chemin de rédemption ».
Cela m’a bouleversé !
Cela m’a bouleversé, et pour être franc, révolté, parce que dans mon expérience, en particulier dans mon expérience antérieure en tant qu’interne, j’avais été frappé par le fait que les gens qui souffrent n’en sortent pas grandis !
Voyez plutôt : quand vous avez simplement mal aux dents, ça vous empêche de penser, ça vous empêche de prier, ça peut vous rendre mauvais, ça vous désintéresse du monde…
Il me revient une phrase attribuée à Lord Mountbatten, le dernier vice-roi des Indes, qui un jour aurait déclaré : « Quand on a une poussière dans l’œil, on se fout de la marine anglaise ». Pour cocasse que soit cette phrase, je l’avais trouvée éminemment pertinente dans la mesure où elle dit bien que la douleur nous empêche d’être au monde, qu’elle nous coupe du monde.
Et je rends vraiment hommage à Monseigneur Delmas, évêque d’Angers, qui partage avec monseigneur Gosselin le fait d’être médecin, et qui, au cours de cette même réunion autour de la loi Leonetti sur la fin de vie, était intervenu sur ce thème en disant aux aumôniers qui n’étaient pas toujours très clairs sur le sujet: « Non à la douleur ! Si la souffrance est incontournable, à un stade avancé, la douleur ne sert plus. Elle empêche. »
(Rendre le malade confortable)
Et en médecine palliative, il y a un terme un peu curieux, que vous connaissez peut-être si malheureusement vous avez eu l’occasion d’y être confronté : rendre le malade confortable. Autrement dit, qu’il cesse d’être douloureux, aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychique. Inutile qu’il ait des douleurs et/ou qu’il soit angoissé, il est déjà bien assez chargé comme cela. D’où l’idée de le rendre confortable.
(Les gens bienveillants pour les suppliciés)
Dans les évangiles de la Passion, il y a deux choses qui m’ont un peu choqué : je pense en effet qu’il y avait sur le chemin du Golgotha des gens bienveillants à l’égard des suppliciés. Or, à un moment donné, vous vous souvenez, on propose à Jésus du vin. Et l’évangéliste dit que c’était du « vin mêlé de fiel » (Mt 27,34).
Il est pourtant historiquement rapporté que, régulièrement, des gens proposaient aux suppliciés du vin dans lequel ils avaient fait des décoctions de mandragore, de cannabis, voire de pavot, et même parfois de ciguë, dans le but avoué d’abréger leurs souffrances. Puisque, de toute façon, ils allaient mourir, inutile que cela se fasse dans des tourments épouvantables, donc pourquoi ne pas leur proposer du vin avec de la ciguë ?
Jésus refuse parce qu’il faut qu’il aille jusqu’au bout, je dirai, des Écritures.
Mais à un moment donné il a soif.
Il a soif et on dit qu’on lui donne du vinaigre ! (Lc 23,36)
Encore une bizarrerie doloriste sans doute car ce n’est pas du vinaigre pur, mais l’eau vinaigrée qui était à l’époque une boisson courante, de même que nous ajoutons aujourd’hui du citron à notre eau pour mieux nous désaltérer.
Et cela dans une éponge au bout d’une branche (peu probablement d’hysope (Jn 19,29) qui n’est qu’un petit arbrisseau) comme on humecterait avec une compresse ou un spray les lèvres d’un malade qui ne peut plus déglutir.
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TOUT EST ACCOMPLI
(Jn 19, 30)
A partir du moment où Jésus est apaisé dans sa soif, à partir du moment où son corps le tourmente moins, même s’il n’est pas dans une position confortable, vient cette sixième parole pour laquelle Jean utilise le terme Τετέλεσται (Tétélèstaï) du verbe τελέω (Téléo) que l’on traduit ici par accomplir, mener à son terme.
Dans ce tétélèstaï on retrouve, là encore le téléma que l’on avait repéré dans Si c’est ta volonté à Gethsémani, le même téléma que celui du Notre Père, que ton projet s’accomplisse. Et l’on pourrait dire de Jésus qu’il est arrivé au bout de ce qui aurait été pro-jeté.
Dès lors, quand Jésus dit Tout est accompli, il signifie que sa mission a été remplie, qu’elle est arrivée à son terme, et qu’il va pouvoir mourir.
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PÈRE ENTRE TES MAINS JE REMETS MON ESPRIT
Lc 23,46
Cette phrase, je ne l’ai pas citée au départ pour ne pas vous embrouiller car j’ai voulu partir sur la notion de solitude. Pourtant, elle traverse tout ce que je viens de vous dire.
Il faut bien avoir en tête que tout ce qui s’est passé depuis la livraison de Jésus la veille n’avait pour but que d’en arriver là. C’est en cela qu’il s’agit, comme je vous l’avais dit, d’une tragédie.
Père, entre tes mains je remets mon esprit.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Pour mieux comprendre, nous allons séparer la phrase en deux parties.
Commençons par Esprit.
Le mot esprit vient de spiritus qui a donné respiration (inspirez-expirez).
L’esprit, le Spiritus, n’est pas à proprement parler la pensée mais le Souffle. L’Esprit-Saint, c’est le Souffle : j’enverrai sur vous mon Souffle. Concept fondateur, c’est le pneuma des grecs, le ruah des juifs.
(L’adama devient Adam par le Souffle divin)
Souvenez-vous le deuxième chapitre de la Genèse :
Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol, souffla dans ses narines le souffle de la vie, et l’homme devint un être vivant (Gn 02,07).
Souffle que l’Eternel donne.
Il prend de l’adama, de la glèbe et en l’insufflant en fait un Adam.
Autrement dit, Il prend de l’humus, il souffle et en l’insufflant en fait un humain.
Et cet humain redeviendra poussière, humus.
Il sera alors post-hume.
(Pour l’instant, par chance, nous sommes encore anthumes).
(Rendre l’âme – l’anima – l’animation)
Cette mort est un à bout de souffle, et nous pourrions considérer que c’est le clap de fin.
Voilà, clap de fin.
Et on rend l’âme, anima en latin, l’animation.
Autrement dit on rend l’animation.
Nous ne sommes plus animés. Je vais y revenir.
Entre tes mains je remets.
(La mort de Jésus pourrait paraître un échec)
Mais la septième parole ne dit pas que cela !
Si Jésus, perdait simplement l’esprit, perdait le Souffle, ça s’arrêterait là.
Mais il dit : Père, entre tes mains je remets mon esprit.
C’est-à-dire que là où la mort de Jésus pourrait paraître un échec, alors même que je vous ai dit qu’il y avait un téléma, un projet, une mission, il y a une suite.
Je remets : Τίθημι, titémi que l’on traduit ici par remettre signifie placer et j’aime mieux dire je place mon esprit.
Ce n’est pas un clap de fin.
En plaçant ce Souffle dans les mains du Père, il le rend, passe la main afin que quelque chose puisse advenir.
(Annonce de la résurrection – réanimation ≠ exaltation)
Alors que va-t-il advenir ?
Cette phrase annonce d’abord la Résurrection, en sachant que la résurrection n’est pas une simple récupération de l’âme, l’anima, l’animation, ce n’est pas une simple réanimation : Lazare a été réanimé, pas Jésus.
La notion de résurrection concernant Jésus est bien plus complexe qu’une simple réanimation.
La Résurrection est plutôt une exaltation.
J’aime bien ce mot, dans le sens étymologique (ex-alto) de s’extraire vers le haut.
A tel point que ses disciples ne vont pas le reconnaître et que ça va être compliqué.
(De la venue de l’Esprit Saint)
Dans un premier temps, il y a cette Résurrection, puis, il va y avoir l’arrivée de l’Esprit Saint, de ce Spiritus Sanctus c’est-à-dire de ce Souffle sacré.
Souffle dont nous allons tous bénéficier, on ne le dit jamais assez.
(De la Pentecôte).
Car ce n’est pas seulement sur les disciples qu’il descend, mais sur nous tous, et nous avons à nous y préparer jusqu’à la Pentecôte.
Et de ce fait, pour nous humains, pour nous mortels, cela pose la question, à l’image de Jésus mourant sur la croix, de savoir si la fin d’une vie est une fin ?
Vaste question…
C’est le mystère de ce passage, du passage de vie à trépas.
Tré-passe-t-on vers un terminus ou dans ce passage passons-nous un relais ?
Est-ce que nous rendons quelque chose ?
Est-ce que nous remettons entre les mains du Père un souffle, je dirais, un souffle pour un devenir qui nous échappe.
Mystère absolu…
Alors ne voyez pas cela comme de la lâcheté, mais je vais m’arrêter là, parce que je pense qu’il serait audacieux de ma part de prétendre avoir une connaissance de cet après.
Je préfère donc me figer aux portes du mystère de ce Souffle que l’on va placer entre les mains de Dieu comme Jésus l’a fait, pour que, je l’espère, quelque chose advienne.
PÈRE ENTRE TES MAINS JE REMETS MON ESPRIT