Je me souviens de la 203 de mon père.
Quelle auto !
Il l’avait rachetée à la tante Adèle, veuve depuis peu. Sans mari, sans permis, quel usage ?
Je me souviens moins bien du temps d’avant la mort de l’oncle Paul ; seulement la portière avant droite entrebâillée et la jambe de la tante Adèle…
La tante Adèle ! La Tantadèle, dont on disait en fin de repas qu’elle avait été belle, et pas farouche. Tantadèle, tentacule, tante à culbuter…
Et cette seule jambe, ce mollet plutôt, dans l’entrebâillement de cette portière. Portière dont la particularité tenait à ce que l’aile y prolongeait sa forme oblongue. Empreinte horizontale d’une cuisse tronquée que magnifiait le mollet perdu de la Tantadèle.
La 203 était une voiture lascive…
Loin des bureaux d’étude d’aujourd’hui, loin du dictat du design, des projections 3D assistées par ordinateur, on imagine, orant inspiré, un Pygmalion sensuel imprimant des deux mains jointes sur un bloc d’argile, les formes généreuses de la carrosserie, débutant par la calandre, modelant du bout des doigts ces longues ailes dont le cône débordait les portières avant, caressant des pouces les arrondis du toit pour empaumer dans une dévotion pressante le fuselage callipyge des ailes arrière.
La 203 aux longues courbes, Miss France des bagnoles, ridiculisant de ses formes voluptueuses la 4CH, son petit boudin de frangine.
C’est précisément une 4CH que nous suivions ce jour-là même si je n’en distinguais que la partie supérieure.
Il y a peu encore, les enfants montaient à l’avant, sans ceinture de surcroît, et par ma petite taille, seule ma tête dépassait du tableau de bord.
Et d’ailleurs, aurais-je eu le loisir d’embrasser dans son entier le champ de vision soustrait aux angles morts contre lesquels mon père pestait à l’envi, que je n’en aurais pas prêté davantage attention au véhicule qui nous précédait. Une seule chose me fascinait en effet : la tête de lion chromée, clé d’ogive du capot agressif, rendu plus agressif encore par cette gueule de métal ouverte au vent. Mon père se promettait régulièrement de la démonter, prétendant que l’infortuné piéton qui se laisserait séduire par son poussif obus, serait autrement déchiqueté par les canines du fauve que par les courbes aérodynamiques, c’était son mot, de la carrosserie.
Pour mon bonheur de gosse, mon père était plus velléitaire que sage, et le capot n’avait pas été décapité, pas plus que n’avaient été élagués les clignotants à balancier qui avaient failli éborgner un cycliste, certes myope, mais tout de même binoculaire.
C’est donc en vision distraite, alors que nous roulions à fond à l’heure, que j’ai distingué l’ouverture brutale, et à contre vent, de la portière avant droite de la sus-décrite 4CH, portière aussi vite arrachée qu’ouverte, et qui, soudain grisée par cette liberté nouvelle, s’était prise pour une aile. Trouble de la personnalité, notez-le, qui ne manqua pas d’être préoccupant. Et dans l’ivresse de cette usurpation d’identité, elle avait pris un envol tournoyant et fonçait sur moi tel un boomerang éméché, à quelques décimètres du sol, très précisément à la hauteur du capot, très précisément à la hauteur de mon cou, très exactement réglée pour me trancher la gorge, et le cou, et la tête qui s’y trouvait posée.
Qui crut qu’un rat d’un lion eut affaire ?
Or pourtant il advint, que sentant de la tôle fraîche roder alentour, mon lion, sans même rugir, harponna goulûment de ses crocs d’acier un angle de la portière-guillotine. S’ensuivit une salutaire déviation de sa trajectoire vers le montant droit du pare-brise (angle mort paternellement maudit) sur lequel elle rebondit de façon lamentable avant d’aller faucher le bas-côté.
Et de cette voiture édentée je sortis capité…
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UTILE PER INUTILE NON VITIATUR
L’utile n’est pas altéré par l’inutile