– Bonjour Alexis.
– Ah, bonjour Monsieur 33. Vous vous souvenez de mon prénom !
– Vous auriez préféré Salut l’artiste ?
– Ça m’aurait flatté. Tient, à propos d’artiste, j’ai un ami qui se pique de photographie et qui a même fait un site. Il faut que je vous fasse voir ça…
Alors ?
– C’est absolument splendide.
– Ah oui ?
– Oui, cet immense désert, ces couleurs jaune et orangées, et l’or rougeoyant de la montagne en arrière plan. En regardant plus attentivement, on dirait qu’il y a un oued et même une caravane.
Fabuleux ! Digne de figurer dans National Geographic…
– Ouais…
– Vous semblez dubitatif.
– Dubi quoi ?
– Dubitatif. Comme disait Desproges : je suis dubitatif, ça ne veut pas dire que je suis éjaculateur précoce mais que le doute m’habite.
– Très drôle mais ça ne m’éclaire guère.
– Vous êtes habité par le doute. Vous semblez douter des qualités artistiques de votre ami.
– Je vais vous en montrer une autre. Que voyez-vous ?
– Eh bien, je vois un grand porche et au pied de ce porche un homme assis ; et, au-dessus du porche, un homme assis également, jambes pendantes. Bien dangereux !
– Recommencez Monsieur 33.
– Si vous voulez. Donc en bas un homme assis, un porche et en haut un homme assis.
– Encore.
– En bas un homme assis, un porche, en haut un homme assis et puis un porche et puis en bas un homme assis et puis un porche et puis un homme assis et puis…
Ça commence à me donner le tournis.
– C’est exactement ça : ça vous donne le tournis !
Mais je vais vous l’agrandir un peu ce qui fait qu’en haut l’homme assis va disparaître. Maintenant que voyez-vous ?
– Eh bien, toujours cet homme assis sur le sol et puis derrière lui un grand porche.
– Pouvez-vous me décrire l’un et l’autre ?
– Donc, cet homme assis semble emmitouflé dans une djellaba…je dirais marron et noire…
– Brun ! Sur la palette du peintre il n’y a pas de marron, il n’y a que des bruns…
– Admettons. Noire et brune, voire sépia, et, derrière, un grand porche dont la porte est richement sculptée dans des tons de bleu, je dirais même de bleu frisant le bleu Klein.
– Et que pensez-vous de cette alliance ?
– Cet homme ressemble à un mendiant ce qui contraste pour le moins avec la richesse du porche devant lequel il est assis.
– Et les couleurs ?
– Je dirais que les couleurs du mendiant sont chaudes quand celles du porche sont froides, comme s’il lui refusait l’entrée en quelque sorte.
Et en quoi cela diffère-t-il de la première vision ?
– Il me semble Monsieur 33 que vous m’aviez dit avoir eu le tournis.
En effet, ce qui se passait dans la première photo, complète, tient à ce que votre œil allant d’un personnage à l’autre et retour, comme un yoyo, vous ne pouviez pas savoir ce que le photographe avait vu et par là nous donnait à voir.
En revanche, en recadrant la photo, le mendiant est devenu le centre d’intérêt et, du même coup, vous avez pu remarquer la structure de la porte et le contraste entre ces deux éléments de la scène.
Bref, vous avez pu repérer ce que moi j’avais vu et par là vous donnais à voir.
– Très fort ! Grâce à votre simple recadrage, nous avons en quelque sorte accédé à Un regard de regard comme l’on dit.
– Mais encore ?
– Lorsqu’un spectateur est face à une œuvre d’art, de façon quasiment inquisitrice il cherche à repérer ce que l’artiste a regardé.
Effectivement, en y repensant, tant dans la photo du porche que celle du désert, je n’avais pas trop idée de ce que votre ami avait vu. Mais les deux photos sont tout de même très belles.
– Monsieur 33, êtes-vous allé déjà à Florence
– Oui
– Et avez-vous visité le musée des offices ?
– Bien sûr.
– Avez-vous vu la Naissance de Vénus de Botticelli ?
-Difficile, de rater ce chef d’œuvre !
– Et qu’en avez-vous pensé ?
– C’est une composition absolument magnifique, qui m’a toujours sidéré.
– Et pourriez-vous dire qu’une photographie de la Vénus de Botticelli est magnifique ?
– Évidemment non.
– Et bien pour moi, la photographie de ce magnifique désert n’est pas magnifique en tant que photographie. Comme pour la Vénus, c’est le sujet, en l’occurrence le paysage qui l’est.
Voilà pourquoi, concernant le talent de mon ami, je suis…
Comment disiez-vous déjà ?
– Dubitatif… Ceci-dit, vous ne m’enlèverez pas de l’idée que les photos de votre ami sont magnifiques!
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LUMINIS ASPECTU REDAMETUR LUMINIS AUTOR
Que l’auteur de la lumière soit aimé à la vue de la lumière
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APHORISME
Je ne comprends pas les touristes
qui font des photos au lieu de regarder
Lorsque je prends une photo
c’est pour regarder davantage