– Bonjour Monsieur 33.
– Bonjour François.
– Mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest, vous n’en n’avez pas marre de faire le zouave sur votre pliant ?
– Vrai que j’ai parfois l’impression de jouer à l’amiral de bateau-lavoir.
– Je vois que Monsieur 33 connaît son Capitaine Haddock !
– François, me prendriez-vous pour un anthropopithèque ?
– Bougre de crème d’emplâtre à la graisse de hérisson, je ne me permettrais jamais !
– Un de mes amis m’a laissé entendre que le divin capitaine ne possédait pas moins de 406 expressions à son palmarès, toutes plus gouleyantes les unes que les autres. A croire que Hergé les a choisis parmi les mots les plus chantants.
Enfant, au-delà de « moule à gaufres », j’adorais « malotru » et « nyctalope ».
– Pour leur côté caca-boudin ?
– C’est bien possible.
– Savez-vous, Monsieur 33, que parmi ces bordées d’injures, certaines sont des tropes ?
– Des tropes ?
– Oui ces figures de style qui vous changent le sens d’une phrase.
– Par exemple ?
– Anacoluthe ! Catachrèse ! Apophtegme !
– Effectivement ça sonne bien mais ça ne m’avance guère quant au sens. En bon prof que vous êtes, j’aimerais que vous me donniez des exemples, ce serait plus éclairant.
– Allez, je vais vous lire un court texte narrant mon petit déjeuner :
D’abord le lait, prendre le lait dans la cave du frigidaire, fait pas chaud, mais sitôt le gaz allumé v’là qu’il déborde.
Pain, beurre, confiture et je plonge un œil dans le journal et ma tartine dans le breuvage.
Mais le mol croustillant déjà me trahit, et le pain et le beurre et la confiture, trio complice tombent de haut, car la tartine, elle a atterri la tartine, heurté le bol que je n’ai pu boire, puisque sur mon jean s’est répandu le torrent déchaîné du chocolat sot.
Quoi ! Mon texte serait plat comme un œuf, fade comme azyme, voire insipide comme le chocolat que je n’ai pas bu !
Quoi ! Vous n’en avez rien à cirer de mes déboires (c’est le cas de le dire) matutinaux !
Mais comprenez donc, ingrat ceinturé du trottoir, que pendant que je me serrais, moi, la ceinture pour cause de malversation, les blandices de ma prose vous ont successivement repu d’une anadiplose, d’une catachrèse, d’une antonomase, d’une litote, d’un anapodoton, d’une crase, d’une anacoluthe, d’une asyndéte, d’une métaphore, d’une synecdoque, d’un zeugme, d’une métathèse, d’un oxymore, d’une polysyndète, d’une syllepse, d’un télescopage, d’une épanalepse, d’un hiatus, d’une épanadiplose, d’une parataxe, d’une métonymie, d’une aphérèse, d’une synchyse, d’une hyperbole, d’une allitération, et d’un kakemphaton.
– Doucement François, doucement, j’ai le vertige.
– Alors je reprends ma narration :
Ainsi lorsque je dis : « D’abord le lait, prendre le lait », il s’agit d’une anadiplose par la répétition du mot « lait ».
« Dans la cave » pour désigner le bac du réfrigérateur est un usage abusif d’un mot autrement dit une catachrèse.
Quant au « frigidaire », nom commun dérivé d’un nom propre, c’est une antonomase.
– Vous commencez très fort.
– Ça ne fait en effet que commencer !
« Fait pas chaud », utilisation d’une forme négative de dire (chaud) pour dire plus (froid) est une litote.
« Mais sitôt le gaz v’là », contraction du mot « voilà » est une crase et « Sitôt …v’là… », correspondance entre deux membres d’une phrase, un anapodoton. Quant à la rupture de construction « Sitôt le gaz allumé v’là qu’il déborde » (le lait et non le gaz), c’est une anacoluthe.
– Plaisir que de retrouver le Capitaine Haddock.
– Que nous avions déjà croisé avec la catachrèse !
– Effectivement.
– En supprimant le mot de liaison « et » dans « Pain, beurre, confiture » nous nous offrons une asyndète avant que surgisse la métaphore du plongeon dans « et je plonge un œil ». Au demeurant, employer le mot « œil » pour parler de moi, utiliser la partie pour le tout peut être considérer comme une synecdoque qui est une forme de métonymie.
« Je plonge un œil dans le journal et ma tartine dans le breuvage » tient du zeugme, ou zeugma.
– Cette formule pour le moins bancale m’avait fait sourire lorsque vous m’avez lu votre texte.
– C’est souvent le but de l’utilisation d’une telle figure de style.
Je continue : « breuvage » qui, mine de rien, devrait se dire « boirage », est une métathèse ou facilité phonétique.
Allez, la suivante vous la connaissez : « le mol croustillant ».
– Un oxymore !
– Bingo, je savais votre goût pour cette contradiction interne. Mais avez-vous repéré pourquoi j’emploie le terme « mol » et non « mou » ?
– J’aurais mieux compris si « mou » avait été suivi d’une voyelle comme dans la licence poétique « le mol avenir qui se dessinait. »
– Et oui, sauf que dans ce cas précis, « mou crou » n’aurait pas été élégant, j’y reviendrai.
– J’attends.
– Nous avions croisé l’asyndète, voilà son antonyme, le polysyndète ou multiplication des mots de coordination : « et le pain et le beurre et la confiture », énumération dont « le trio complice » va conduire à mettre le verbe « tombent de haut » au pluriel dans une nécessaire syllepse. Au demeurant, la rencontre choc des deux expressions « tombent » et « de haut » forme un télescopage.
– Vous m’en direz tant !
– Reprenons, et en l’occurrence remplaçons un mot par un pronom « car la tartine, elle a »et hop, une épanalepse. Sans compter que la répétition du mot « tartine » en fin de phrase « la tartine, elle a…atterri la tartine » ne nous offre pas moins qu’une épanadiplose avec, en prime, un hiatus par la suite de deux voyelles « a atterri ».
– François vous me donnez le tournis.
– Tenez le cap, moussaillon, il ne m’en reste qu’une demi-douzaine dans ma cale.
D’abord une petite parataxe : apposition de deux propositions par disparition du lien syntaxique, un peu comme l’asyndète : « elle a atterri la tartine, heurté le bol ».
« Le bol que je n’ai pu boire » c’est, c’est, c’est ?
– Une métonymie !
– Bravo Monsieur 33, je vois que vous suivez.
– Le contenant pour contenu ce n’était pas trop difficile.
– Et « sur mon jean s’est répandu le torrent ».
– Pour ce qui est du torrent, je sèche.
– D’abord le « jean », une aphérèse par apocope pour « blue-jean », mais surtout bouleversement de la syntaxe habituelle « s’est répandu le torrent » en lieu et place de « le torrent s’est répandu », ça nous donne une synchyse.
Et « le torrent déchaîné » ?
– Une hyperbole !
– Bien !
Et « déchainé du chocolat sot » ?
– Une allitération !
– Mais encore…
– Mais encore ?
– Allez, je vous gardais pour la fin ce qui aurait pu être la plus belle insulte de notre cher Haddock : kakemphaton.
– Kakemphaton ?
– Oui, l’accolement de sons donnant un énoncé ridicule : « le chocolat sot » dans lequel on pourrait entendre « le choco lasso », comme « mou crou » que nous avions vu précédemment.
– Bravo François, je peux dire que vous m’avez scotché !
Á moi de vous taquiner : il en manque une.
– Une quoi ?
– Une insulte pardi !
– Laquelle ?
– Apophtegme ! Et là je sais qu’il s’agit d’une maxime, ou d’une parole mémorable. Que nous propose notre amateur de Whisky ?
– Je cherche…
– Et si nous passions la main au professeur Tournesol ?
– Si vous voulez.
– « Un peu plus à l’ouest… »
– Je prends !
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VERBA DECENT – EXEMPLA TRAHUNT
Les mots enseignent – les exemples entraînent