RUE MARCADET

À propos de chemin, j’ai remarqué un truc bizarre : j’aimerais bien comprendre pourquoi dans nombre de mes déplacements habituels, alors qu’aucune contrainte de circulation ne me l’impose, j’ai un trajet pour l’aller et un autre pour le retour. Encore une manie de vielle fille qui m’a toujours épaté.

« Ça, c’est épatant ! » aurait dit Maminouchka ma grand-mère, chez qui, en bon petit-fils, je me rendais déjà sur ce mode ambigu (de soi-disant bon petit-fils) un jeudi sur deux.

De Denfert-Rochereau prendre la direction Porte de Clignancourt (on ne disait pas encore Ligne 4). Changer à Montparnasse et là, prendre la direction porte de la Chapelle (Ligne 16), Pigalle (loin déjà de l’époque où les petites femmes de Jean-Baptiste du même nom étaient de marbre), Abbesses (et sous quelles neiges d’antan étaient ces dames que l’on croisait arpentant la rue des Martyrs ?), et enfin Lamarck-Caulaincourt (la plus profonde des stations du métropolitain soit dit en passant, Montmartre oblige, la seule à l’époque dotée d’un ascenseur).

A peine sorti rue Lamarck, acheter le petit bouquet d’anémones qu’elle affectionne, puis, rue Danrémont, prendre un beau steak que tu feras hacher sinon ils te mettent n’importe quoi, et rattraper la rue Marcadet.

Cinq étages.

A droite, au fond.

« Je t’attendais plus tôt ».

Elle m’attendait toujours plus tôt.

Là j’avais oublié le pain – maigre astuce pour pouvoir filer un peu, dévaler les cinq étages et courir jusqu’à l’autre bout de la rue parce qu’à la boulangerie d’à côté le pain est toujours mauvais.

« Prends ton paletot, tu vas attraper la mort ! »

Mon paletot…

Le repas m’autorisait le silence.

« Tu ne manges rien ! »

Je m’étais goinfré comme quatre.

« Reprends-en !»

Il y en avait pour huit.

La vaisselle terminée, il faudra parler.

De quoi pouvaient bien s’entretenir un enfant de dix ans et une vieille femme qui ne quittait son deux pièces que pour se rendre chez son médecin ou à quelque enterrement ?

Restait l’avant-guerre et quand c’était épuisé, l’avant l’avant-guerre.

Quatre heures, je me donnais jusqu’à quatre heures pour prétexter une foultitude de devoirs et pouvoir décamper.

Je redévalais alors les étages et sitôt franchie l’entrée, je savais qu’elle serait là, juste au-dessus de ma tête, et que je ne couperai pas à la séance de sémaphore qui commençait dès le trottoir, s’interrompait le temps de ne pas me faire écraser sous ses yeux inquiets, et reprenait de plus belle l’autre rive atteinte.

Alors, pour abréger ma gêne, j’optais pour la rue des Cottages qui me rallongeait certes un peu, mais que, toute proche, je ralliais en crabe toujours agitant la pince droite, jusqu’à me soustraire, centimètre par centimètre, à cette minuscule silhouette solitaire au balcon de son 5e.

Si lointain balcon dont je chercherais en vain le fantôme.

Si lointain balcon à qui je rends hommage sur le quai, en agaçant mes enfants de mes petits adieux par la fenêtre de leur train, gesticulation humiliante qu’ils feignent de ne pas voir.

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NIL NON AUT LENIT, AUT DOMAT DIUTURNITAS

Il n’y a rien que le temps n’adoucisse ou ne surmonte

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