– Ô ça m’énerve, ça m’énerve !
– Bonjour Bernadette.
– Ô que ça m’énerve !
– J’ignore de quoi il s’agit mais ça a l’air en effet de bien vous énerver.
– Heureux les simples d’esprit !
– Mais encore
– Ça ne vous choque pas Monsieur 33 ?
Je viens de croiser un copain, et il a remis ça.
– Il a remis ça ?
– Oui, heureux les simples d’esprit, nous les cathos, il faut être con sinon ça ne marche pas.
– Je ne pense pas effectivement que ce soit le message.
– Mais ce n’est pas DU TOUT le message !
Certes, dans les anciennes bibles on disait heureux les pauvres en esprit, mais aujourd’hui on traduit plutôt par heureux ceux qui ont une âme de pauvre ou même carrément heureux les pauvres de cœur.
– Effectivement, on est bien loin des simples d’esprit.
– Je ne vous le fais pas dire Monsieur 33 !
Mais ça l’arrange pour nous traiter de chrétiens-crétins. Heureusement qu’il n’y connaît rien, car s’il pointait qu’à un moment donné Jésus s’exclame : je te bénis Père d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout petits, pour sûr qu’il ferait une double crise.
– Sauvée par l’ignorance de votre ami.
– Pas tant que cela parce qu’il en a aussi après le que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, nous traitant d’hypocrites, façon fais ce que je te dis et ne fais pas ce que je fais.
– C’est pourtant dans le texte me semble-t-il.
– Oui c’est dans le texte mais ça ne signifie absolument pas cela. La phrase entière dit : quand tu fais l’aumône, et ensuite : que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite. Cela invite à la modestie et pas du tout à l’hypocrisie.
– Et vous le lui avez expliqué ?
– Au moins deux ou trois fois. Mais il n’en démord pas.
Ô que ça m’énerve !
– Ne vous énervez pas Bernadette. L’essentiel n’est-il pas au final qu’en rendant service votre main à vous gauche ignore ce que fait votre main droite.
– Si c’était aussi simple !
Tenez, Monsieur 33, l’autre jour ma voisine m’a demandé de faire un message à un ami à elle que j’avais croisé une fois avec ses parents et dont le père était en soins intensifs.
Je me suis saignée d’un :
Véronique m’a proposé de prier pour vous,
pour votre père et pour votre maman.
L’amour anonyme est le reflet
de l’amour inconditionnel de Dieu.
C’est une grâce d’y être invitée.
Je vous embrasse tous les trois.
Bernadette.
– Émouvant.
– Peut-être, mais en me relisant, ma vanité m’a sautée à la figure. J’ai eu aussitôt envie d’ôter toute trace en effaçant ma signature, en masquant mon numéro de téléphone et en enlevant même la référence à Véronique. Mais en fait, en gommant toute identité, je ne faisais que mettre un voile sur mon orgueil.
– Ne vous flageller pas Bernadette !
– Au final, j’ai tout laissé tel quel. Je pense que cet homme aura perçu ce message comme une authentique gentillesse, et il m’a répondu chaleureusement.
– J’aime bien quand vous employez ce mot, gentillesse. On lui associe trop souvent à l’idée de niaiserie alors qu’il me renvoie pour ma part à celle de gratuité.
– C’est joli ça, la gratuité.
– Figurez-vous, Bernadette, que j’ai offert un jour à la mendiante qui est devant la supérette en bas de chez moi, le parapluie que je tenais à la main alors qu’il tombait des cordes. Bien piètre cadeau puisque je n’en possède pas moins de trois et que je m’effrayais de voir cette femme se faire tremper.
Ce qui m’a vraiment déplu, dans les minutes qui ont suivies, c’est cette espèce de fierté intérieure qu’a suscité ce cadeau alors même que je tentais de m’en défendre, pire que je pestais contre son intrusion. Pour un peu, je serais allé récupérer mon pépin pour laver ma conscience.
À quelques pas de là, voilà que je croise un voisin qui s’étonne de ce que je marche sous cette pluie battante sans parapluie. Je lui ai simplement dit que je l’avais oublié chez moi. Mais cela n’a pas suffi à calmer ce sentiment d’orgueil qui ne s’est estompé qu’une fois rentré.
– Gentillesse, gratuité, fierté, orgueil.
Pas facile, n’est-ce pas, Monsieur 33 !
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BENE AGE SINE LOQUI
Bien agir sans le dire