– Picsou Magazine, Paul-Henri, ça c’est de la littérature !
– Je vous rassure Monsieur 33, c’est pour les enfants. Encore que je ne rechigne pas à y jeter un coup d’œil, histoire de retrouver les plaisirs de mon enfance.
Et vous Monsieur 33, avez-vous été allaité au Journal de Mickey ?
– Comme vous Paul-Henri. D’ailleurs, j’ai très longtemps prononcé oncle Piscou au lieu de Picsou, et ce n’est que tardivement que j’ai compris le jeu de mots, comme quoi il piquait les sous des gens.
– Eh oui ! Uncle Scrooge, l’oncle radin…
– Vous m’apprenez bien des choses Paul-Henri.
– Par contre, je n’ai jamais compris pourquoi les Rapetou s’appelaient les Beagle Boys. Il doit y avoir un jeu de mot qui m’échappe autour de Beagle.
– Si je n’avais pas saisi le jeu de mots autour de Picsou, en revanche Rapetou me paraissait lumineux : le rapt, le rapio de mon cher dictionnaire Gaffiot, le fait d’enlever.
Puisque nous en sommes au vocabulaire, savez-vous ce qu’est un raptus Paul-Henri ?
– Que nenni.
– Eh bien, le raptus, en psychologie, est une impulsion irrépressible. Il nous conduit à un acte plus ou moins volontaire mais, paradoxalement, correspondant au plus profond de nous-même, autrement dit de notre inconscient, et en cela de notre désir.
On parle souvent de raptus suicidaire et je me souviens de ce cas pour le moins sinistre : un homme part avec son épouse pour une soirée et, alors que le moteur de la voiture tourne déjà, il se rend compte qu’il a oublié sa montre. Il retourne dans la maison, monte dans sa chambre, ouvre le tiroir de la table de nuit, y trouve sa montre ainsi que son revolver et se tire une balle dans la tête. Façon d’échapper à tout ce que la vie lui apportait d’ennuyeux.
– Terrible histoire en effet Monsieur 33, et cela me renvoie à une expérience personnelle.
– Ne me dites pas que vous avez été tenté de vous tirer une balle dans la tête !
– Quelque chose comme cela pourtant. Je ne vous l’ai jamais dit, mais j’ai été séminariste.
– Je vois que vous avez nettement changé d’orientation !
– En effet, et, pour reprendre votre terminologie, j’ai été victime, ou plutôt gracié par un raptus : un matin que je me rendais au séminaire, je me suis arrêté net devant la porte et j’ai fait demi-tour. Impossible d’entrer. Ce n’était pas ma voie. J’ai tout laissé tomber et repris d’autres études.
– Sauter du train in extremis…
– C’est cela. Heureux que vous ayez enrichi mon vocabulaire.
Je ne me suis pas suicidé, bien au contraire, j’ai comme vous le dites, in extremis, sauté du train avec l’impression d’avoir la vie sauve.
– Pour ne rien vous cacher, Paul-Henri, j’ai vécu une expérience similaire.
– Vous êtes allé au séminaire Monsieur 33 ?
– Non, bien pire encore : j’ai, comme vous, était marié.
– Ce n’est tout de même pas le pire qu’il puisse arriver point
– Non, en effet, et je m’en suis trouvé très heureux pendant un quart de siècle.
– Belle performance tout de même !
– Mais, petit à petit, mon couple s’est délité. Les enfants étaient grands et nous n’avions plus d’intérêts communs.
– Et alors vous vous êtes séparés ?
– Effectivement ! Il faut que je vous dise que, pour mon plus grand malheur, j’ai toujours été un grand bricoleur.
– C’est plutôt une qualité.
– C’est aussi une façon de ne pas savoir déléguer et de s’absorber dans des tâches qui paraissent nécessaires quand elles ne sont que contingentes, mais vous permettent de vous soustraire aux vrais impératifs de l’existence.
– Comme un petit relent de divertissement pascalien.
– Il doit y avoir de cela. Or, nous étions partis en vacances et avions décidé de repeindre les volets de notre maison de campagne. J’ai donc dégondé un volet, l’ai posé sur des tréteaux, et ai commencé à le décaper à la spatule. Et il m’est alors apparu comme une évidence, voire une fatalité, que si je grattais ce volet, j’allais gratter les autres, j’allais les repeindre, et que j’allais m’engloutir dans le cycle infernal, comme vous vous seriez englouti dans celui du séminaire. Alors, sans même réfléchir, j’ai posé ma spatule, je suis rentré dans la maison, et j’ai dit à ma femme : « Je m’en vais ! ».
– Elle a dû être surprise !
– Pas tant que cela. Elle m’a simplement dit : « Si tu t’en vas tu ne reviens pas ! ».
– Comme quoi c’était mûr !
– Effectivement, c’était le moment fécond, le kairos des Grecs.
– Le moment fécond ?
– Le moment fécond, oui…
Vous savez, Paul-Henri, on dit souvent : il faut laisser du temps au temps.
– En effet, et si je comprends parfaitement le sens de cette expression, je n’en saisis pas très bien l’articulation, comme si l’on disait : il faut laisser de la confiture à la confiture.
– Bien vu ! En fait, cela tient à ce que dans cette expression, les deux mots temps n’ont pas le même sens.
– Vous m’en direz temps !
– Pour revenir au grec, il dispose de deux termes : le Chronos et le Kairos.
– Ouh là, là Monsieur 33 ou m’emmenez-vous encore…
– Et je vous fais grâce de l’Aiôn.
– Monsieur est trop bon !
– Pour bien comprendre cette expression, le premier emploi du mot temps renvoie au Chronos, à la durée, et le second au Kairos, au moment propice : il faut un certain temps-durée, pour que survienne le temps-moment de l’évènement.
– En effet, je pense que pour mon histoire de séminaire, ça avait couvé lentement et que le fruit était mûr.
– Ma spatule aussi devait être bien mûre, voire carrément blète…
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OCIUS HINC TE NI RAPIS
Enfuis-toi d’ici au plus vite