Que je sois sujet au paradoxe n’est pas un scoop !
Ainsi, je déteste être serré, ne porte en général pas de ceinture au risque d’avoir à hisser mes pantalons, et toujours des chemisettes ou des T-shirts pour pouvoir remonter les manches de mes pulls. Quant aux montres, j’en perds autant que j’en enlève. Seule concession, les chaussures à lacets que je préfère aux mocassins, et les chaussons fermés, détestant les tongs et les babouches, car j’aime à me sentir stable quand je marche, comme je déteste être pompette et ne bois que très peu d’alcool pour ne pas me lâcher.
Névrose quand tu nous tiens !
Plus jeune, j’ai pourtant fait d’épouvantables crises de claustrophobie au point d’être obligé de descendre à chaque station de métro et d’attendre la rame suivante. Inutile de dire que mes déplacements tenaient du voyage.
Et au cinéma ! Toujours premier arrivé pour pouvoir m’assoir près de l’allée, ce qui me valait irrémédiablement les réflexions désobligeantes des spectateurs qui devaient m’enjamber.
Pour mon plus grand malheur, il semble que j’oubliais régulièrement ce risque de panique au théâtre où lors de conférences en m’installant à la place du Prince, troisième rang au centre, ce qui me permettait de zapper toute la première demi-heure dans un étant d’angoisse insoutenable.
Et pourtant !
Et pourtant, j’adore terminer les livres.
Ainsi, rentrant de l’enterrement de ma grand-mère, j’ai achevé dans le train la lecture d’un livre depuis longtemps débuté, et je m’en suis trouvé ravi.
Au final, j’adore que les choses soient achevées, classées, rangées.
J’ai, étrangement, toujours apprécié qu’un objet tombe en panne pour m’en débarrasser et m’en sentir allégé.
Pauvre grand-mère…
Bref, je ne suis pas un homme de la ligne mais du segment.
Dans le même temps, je pense que ce qui soutient mon étrange sérénité face à la mort tient miraculeusement à ce goût bizarre pour les choses qui se terminent que ce soit un ouvrage, des vacances ou un paquet de pâtes. S’inscrire dans le segment, autrement dit dans la finitude, permet de gagner en largeur ce que l’on perd en longueur. Car enfin, se battre contre la maladie, s’agripper à la vie, quelle gabegie quand il peut être léger de se savoir condamné : cela permet d’entrer de plain-pied dans l’écoulement du temps sans rien retenir.
Mais revenons à cette idée de segment, cruellement d’actualité aujourd’hui où mes jours sont comptés.
Je ne suis pas un gamer et n’ai pour ainsi dire jamais fait de jeux vidéo dans ma vie. Néanmoins, aujourd’hui, dans ma situation, la métaphore du jeu vidéo me semble des plus appropriées : j’ai l’impression qu’ayant épuisé toutes mes munitions, je vais perdre, à cette différence près que je n’ai pas trois vies. Il me faudrait donc, soit me procurer de nouvelles munitions-remèdes pour guérir, soit trouver un passage secret pour sortir de cette impasse.
Y a-t-il seulement une issue ?
Et s’il en existe une, quelles sont mes ressources physiques pour l’atteindre ?
Car cela nécessiterait une véritable puissance sur le réel et j’ai beau me creuser la tête, je ne maitrise aucune ressource à part mes beaux discours et mes fantasmes.
Les domaines du réel (la matière), de l’imaginaire (la représentation) et du symbolique (le langage) sont étonnamment imperméables les uns aux autres : si l’on me demande d’imaginer un champ et qu’ensuite on me suggère d’y mettre un arbre, ce n’est pas la parole de l’interlocuteur qui plantera l’arbre mais mon imaginaire fantasmatique. Si la même parole me dit que pour faire tenir la baguette il faut que je mette un clou, ce n’est pas cette parole qui collera cette baguette au mur mais le réel de mon coup de marteau sur ce clou. Cela fonctionne également dans l’autre sens : ce n’est pas la baguette décollée qui prononcera le fait qu’elle est en train de tomber.
De cela découle le fait que pas plus ma prière logorrhéique que l’image que je me fais des miracles, ne parviendront à changer l’état réel de mon corps
Et si ma relation à Dieu est langage et image, en quoi peut-elle être efficiente sur le réel ?
Cela me renvoie aux limites de l’action du diable telles que je les ai assénées aux équipes exorcisme en ce que le diable ne peut avoir qu’une relation d’influence, en l’occurrence langagière et imaginaire, et qu’au final, pour nous nuire, c’est nous qui le servons de nos bras armés, réels.
Reviens alors, en miroir, la question de la toute-puissance de Dieu qui, impuissante sur le réelle, ne pourrait agir qu’en nous guidant dans nos actions salvatrices.
Mais en quoi suis-je à l’origine de ce qui me nuit ?
M’est revenu une théorie bizarre : celui des esprits possessifs, cet envahissement par l’esprit d’un mort qui ne parvient pas à quitter cette terre, se loge dans un vivant jusqu’à le faire mourir pour s’échapper avec lui. Mais là, je suis dans le délire, et je ne vois absolument aucune piste pour l’étayer et encore moins pour le contrer.
Plus sérieusement, je repensais à la femme cananéenne dont la fille était possédée par un esprit impur (Mc 07,25).
Suis-je possédé par un esprit impur ?
Mais auparavant que serait un esprit impur ?
Toutes ces distractions qui systématiquement m’éloignent de Dieu dans mes prières : ces préoccupations diverses et variées, ces fantasmes en particulier sexuels, ces colères qui relèvent de la toute-puissance, tous ces éléments diaboliques en ce qu’ils me divisent ?
Et comment lutter contre cela ?
Comment résister au flux et reflux de ces pensées ?
Bref, s’il y a un esprit impur, comment le chasser ?
Il me faudrait, pour en revenir au début de mon propos, définir de quel registre il relèverait.
Curieusement, il me semble qu’il procèderait simultanément des trois, tant dans sa description que dans l’image que je m’en fais et surtout des effets réels qu’il aurait sur mon corps.
Dans ces conditions, comment m’en saisir ?
Jésus, dans ses guérisons-exorcismes, agit sur les trois :
- par la parole,
- par l’imaginaire de la guérison
- et par des gestes.
Alors, comment de mon propre chef exercer conjointement ces trois actes ?
Mon erreur tient sans doute dans cette ambition : ce n’est pas à moi d’agir mais m’en remettre à plus grand que moi.
Carême débute dans trois jours, je vais m’y appliquer.
La méthode s’inventera à mesure.
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NUMERARE DIES NOSTROS SIC DOCE NOS
UT INDUCAMUS COR AD SAPIENTIAM
Apprends-nous à compter nos jours
et nous arriverons à la sagesse du cœur