LIBAIR

J’ai toujours aimé passer des diplômes universitaires au point que je ne les mentionnais pas sur mes ordonnances de peur d’empiéter sur la place de mes prescriptions.

Je suis entre autres suicidologue, mais difficile dans une telle spécialité de fidéliser une clientèle…

Je me revendique également tabacologue, mais, si j’ai validé l’écrit (major de ma promotion, excusez du peu !) et le stage pratique, en revanche mon mémoire a été rejeté sur le motif qu’il était trop court malgré le prologue et l’épilogue.

Vrai qu’il ne faisait qu’une page !

Bien sûr, j’aurais pu commettre un pavé explicitant, statistiques à l’appui, les probabilités de réussite d’un sevrage tabagique suivant que le patient écrasait sa clope en une preste rotation cendrière lévogyre ou dextrogyre. Mais, faisant fi du creux bla-bla universitaire apte à émoustiller la poitevine au prénom ridicule qui se prétendait juge de mon travail, j’ai refusé de diluer de façon flagorneuse une idée dont l’originalité en disputait me semble-t-il à une concision aussi pertinente qu’impertinente.

Hélas, l’Université estime davantage le travail au quintal qu’au carat. Pourquoi toujours prendre modèle sur Laïus, sur Wiles dont la démonstration du théorème de Fermat ne nécessite pas moins de mille pages, ou, pire encore, sur Bourdaloue dont la longueur des sermons lui permit de graver le souvenir de son nom sur une variété de pot de chambre.

Je me permets donc de soumettre cette page à votre sagacité et vous en laisse juge.

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À ma Gauloise aux charmes de Gitane

AVERTISSEMENT

Ce mémoire va vous surprendre par sa brièveté.

Plusieurs dizaines de personnes l’ont lu et leurs questions nous ont conduit à des heures de développement. Mais j’ai tenu à garder son format original car il s’agit d’un exercice acrobatique de concision que je me suis refusé à résumer en 200 pages pour mieux convaincre de son idée nodale :

Un sujet (le non-fumeur en l’occurrence)

ne peut advenir qu’à se soutenir d’un signifiant.

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PROLOGUE

En ajrch hn o lovgo

Au commencement était le verbe,

Proposer à un sujet un objectif négatif expose dangereusement à l’échec.

La dénégation en soit est suspecte : une voiture qui n’aurait pas de panne laisse trop à entrevoir que cela pourrait arriver. Mieux vaut une voiture sure.

Toute dénégation introduit à son insu l’idée qu’elle veut combattre, et chacun sait qu’un politique clamant ne pas faire ça pour l’argent, les honneurs ou le pouvoir, signe bien par-là qu’il y pense et chacun saura dès lors le lui reprocher.

Il faut être Lewis Caroll pour fêter un non-anniversaire.

On conçoit aisément dès lors qu’une non-action ait peu de chance d’aboutir, et que poser comme perspective héroïque de ne pas faire quelque chose flirte avec le ridicule.

C’est pourtant ce qui se passe chaque fois que l’on invite un patient à arrêter de fumer, autrement dit à devenir non-fumeur.

Pourquoi les médecins commettent-ils alors une erreur marketing aussi monstrueuse ?

Tout bonnement parce qu’ils ne disposent pas d’un signifiant pour désigner le non-fumeur.

Dès lors, arrêter de fumer vous condamne à n’être plus.

Et pire, ceux qui n’ont jamais été fumeurs se trouvent ipso facto confinés dans des salles, des espaces, des wagons pour non-fumeurs, comme si, à eux, aussi manquait un signifiant pour ce qu’ils sont.

Si vous ne voulez pas de l’automobile, revendiquez d’être piétons ou cycliste, si l’homosexualité n’est pas votre truc, soyez hétéro. Même les religions ont plus de respect pour ceux qui n’adhèrent pas à leur foi : les chrétiens admettent l’existence de païens, les juifs de goys, les musulmans d’infidèles, et la santé pour difficile à définir qu’elle soit, réduite au silence des organes, au moins se soutient-elle de son signifiant santé pour nous permettre d’en faire un objectif louable.

20 ans que je m’occupe de sevrage tabagique, 20 ans que je me heurte à cette même question :

Qui suis-je si je ne suis pas fumeur ?

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MEMOIRE

L’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux

du ciel et à toutes les bêtes sauvages. (Genèse 2,20)

20 ans que je cherche le signifiant manquant qui pourrait représenter le sujet dans son nouvel état.

Vite abandonnés le normal, le sain, et autres désignations ô combien ambiguës.

Alors, je me suis appuyé sur les deux axes de doléances des candidats au sevrage :

  • Physique : maladie – santé.
  • Psychique : aliénation – liberté.

La santé m’a inspiré les respirants. C’était gentillet.

L’aliénation m’a conduit à faire de la philo à quatre sous sur la notion de liberté, philo à quatre sous respectable au bout du compte quand elle s’adresse à des individus qui n’en ont pas reçu pour un sou.

Deux termes émergeaient tout de même :

La liberté

Et l’air à respirer.

Airlib étant une marque déposée et libraire déjà dans le dictionnaire, libairistes m’a paru un peu long pour faire la nique à fumeur. Je pris dès lors l’habitude de proposer comme objectif de vivre à l’air libre.

Mais ça ne suffisait pas.

Je suis donc revenu à libraire, et, en élisant le r, j’ai fini par former LIBAIR, aussi international que le mot golf.

Et pour mieux enfoncer le clou, j’ai taquiné les fumeurs en les traitant de diésels, conscient de l’association spontanée que chacun en ferait à l’idée de pollution. 

Alors :

LIBAIR ou DIESEL ?

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EPILOGUE

Le succès d’un signifiant tient de ce que l’on s’y sente à l’aise, qu’il s’expire sans à coup, que la palatine et la labiale qui s’y succèdent soient douces en bouche, que son image sonore tinte à l’oreille, comme pour mieux anticiper que d’être LIBAIR dans la vie ne demande aucun effort, au contraire de fumer qui suppose toute une stratégie d’approvisionnement, de mise de fond, d’allumage, de tirage, d’interruption des activités en cours et enfin d’élimination des déchets.

Force est de constater pourtant que le processus décisionnel du sevrage est évoqué de façon récurrente comme une perte. Comme si la chute de l’addiction, en libérant le sujet d’une métonymie de son agitation, laissait poindre l’angoisse d’un vide.

Mais peut-on en vouloir à ces stériles besogneux pour qui, l’oisiveté étant mère de tout vice, le verbe faire tient lieu d’éthique. Fumeux dont la liberté se résumerait à faire ce qu’ils voudraient, alors même qu’il s’agit au contraire de vouloir ce que l’on fait, à commencer par s’adonner à l’air libre.

L’introduction du signifiant LIBAIR autorise à valoriser ce nouvel état de vacance pour soustraire le sujet à la douleur morale, autrement dit le deuil, causée par la perte de l’objet investi.

Car si arrêter de fumer tient du renoncement, devenir LIBAIR est une simple mutation assortie d’une valorisation. Encore qu’il s’agisse moins d’une initiation que d’un cycle de réconciliation avec un état antérieur serein. On ne devient pas LIBAIR, on y retourne. On est spontanément LIBAIR, on naît LIBAIR, tout au plus cette attitude naturelle invite-t-elle certains aux retrouvailles.

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BIBLIOGRAPHIE

Je préfère éviter le piège de la bibliofrimie mais, pour vous convaincre de l’effet bubble du signifiant, je vous invite à vous amuser de cette merveilleuse saynète de Jean TARDIEU : Un mot pour un autre.

Il serait par ailleurs malhonnête de ne pas faire référence à un texte fondateur à savoir Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse in Ecrits de Jacques LACAN, pages 237 à 322.

Le premier est jubilatoire, le second court et passionnant, et je leur dois ma reconnaissance.

Madame de Perleminouze, très affectée :

Hélas ! Chère ! J’étais moi-même très, très vitreuse !

Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l’un après l’autre. Pendant tout le début du corsaire, je n’ai fait que nicher des moulins, courir chez le ludion ou chez le tabouret, j’ai passé des puits à surveiller leur carbure, à leur donner des pinces et des moussons.

Bref, je n’ai pas eu une minette à moi.

Jean TARDIEU – Un mot pour un autre – 1949

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