La maladie d’Alzheimer est une bénédiction pour les vieux.
Elle leur permet d’oublier qu’on les oublie.
Je doute fort que ma grand-mère ait été dotée lors de son mariage, et encore moins « redotée » après son divorce, mais pour radoter, c’était merveille.
Dans nos discussions, je paniquais à l’idée d’effleurer, par un mot, une situation, une mimique, la touche qui déclencherait un récit inextinguible.
Alors chaque phrase, chaque expression était à sa place, chaque intonation, chaque mimique se répliquait de façon parfaite d’une fois sur l’autre.
Exactitude inexorable que je retrouverai lorsque, lisant une histoire au coucher de l’un de mes enfants, il m’arrivait de m’aventurer à sauter un nano passage (histoire de grignoter quelques minutes au nostalgique pensum). Ou simplement, si par inadvertance, j’ébréchais une phrase.
Ainsi, dans le déploiement de ces narrations récurrentes, la mémoire de ma grand-mère avait-elle une précision d’horloger, alors même que, sur les faits récents, elle était, hélas, aussi labile qu’une promesse électorale.
Un jour qu’elle me préparait une purée en flocon, je la vis verser le sachet dans de l’eau froide, suivant en cela la notice. J’avais pour ma part toujours versé la poudre dans de l’eau tiède. Je lui en fis la remarque. Elle essaya, et constata que la dilution en était plus aisée.
« Comme quoi on apprend à tout âge ! » me sourit-elle.
La fois suivante, elle versa le sachet dans l’eau froide.
Je me tus.
Mais c’était naguère, presque jadis…
« Tu verras, tu verras ! »
Et j’ai vu…
Un jour, achevant la lecture d’un essai passionnant, je découvris sur la dernière page que son auteur avait commis un ouvrage au titre alléchant que je me promis de me procurer.
Or, voilà t’y pas qu’en classant le premier essai dans ma bibliothèque, je tombe miraculeusement sur le second ouvrage dûment classé au même auteur.
Aucun souvenir de l’avoir acheté !
Tout réjoui jusque là, je l’ai mis de côté et, l’ouvrant peu de temps après, je découvris que je l’avais plus que probablement lu puisqu’entièrement annoté.
Cela me fit frissonner.
Un peu tétanisé par cette troublante révélation, je me précipitai sur la page de garde pour savoir à quel moment cela était survenu, et là, pathétique surprise : mars de l’année dernière.
16 mois !!!
Aucun doute, je commence sérieusement à perdre mes boulons.
C’est alors qu’il me revint (tout de même !) d’avoir lu il y a plus de trente ans (comme quoi !) une nouvelle d’Herman Hesse (dont, certes, j’ai oublié le titre). Rapportant globalement la même anecdote, cette nouvelle m’avait réjoui à l’époque, bien que la trouvant un peu « poussée ».
Nigaud que j’étais !
Mais le pire peut en cacher un autre.
Et le pire survint, lorsque je découvris l’existence, chez Ikea, d’un test infaillible de la maladie d’Alzheimer.
Il se trouve en effet au rayon épicerie, et s’appelle Gooseberry Extra Jam.
Quelle ne fut pas récemment ma surprise de découvrir cette confiture de groseille à maquereau lors d’une expédition dans ladite épicerie.
La groseille à maquereau !
Toute mon enfance.
Précisément dans le jardin de ma grand-mère.
J’ignorais qu’on en pu faire de la confiture.
Quelle ne fut pas ma joie de m’en emparer pour en explorer la saveur prometteuse.
Et quelle ne fut, plus encore, ma désillusion le lendemain matin en en portant une cuillérée à ma bouche. Car il me revint aussitôt que j’avais précédemment connu dans cette même épicerie, la même surprise et la même joie, en découvrant et acquérant cette même confiture, que j’avais déjà, le lendemain matin d’alors, trouvée bien mauvaise.
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BIS REPETITA (NON SEMPER) PLACENT
Les choses répétées (ne) plaisent (pas toujours)