SMASH

Voyons mon âme, je vous parle attachement et détachement, et je vous soupçonne de penser lacet ! Alors que je veux vous entretenir de tennis.
Un peu de sérieux que diable !
Si je vous parle de détachement, c’est parce que, comme tout un chacun, j’ai dû en faire l’expérience dans mon existence afin de pouvoir surmonter avec sérénité des pertes qui auraient pu m’anéantir.
Je me dois néanmoins de préciser que ce terme de détachement est mal choisi, et que de surcroît il ne convient pas au concept bouddhiste qu’on lui attribue. En effet, il suggère une certaine forme d’indifférence au monde et aux êtres qui pourrait engendrer une distance et une froideur incompatible avec l’amour de la vie. L’indifférence engendrée ne serait pas sans rappeler la vacuité émotionnelle de l’ataraxie.
Mieux vaut lui préférer le terme de non-attachement, une sensibilité équilibrée qui ne s’accroche pas aux choses parce que pénétrée de leur caducité, contrairement à l’attachement, ce lien toxique à ce que l’on croit pérenne.

Mais je m’égare dans des propos de Café du Commerce alors que mon intention était de vous parler Tennis et, en l’occurrence, de la cohabitation aberrante des enfants et de la porcelaine. Je reste en effet persuadé qu’il doit une rivalité immémoriale entre Adam le glaiseux et la fine Fleur de Kaolin.

Or donc, il se trouve, il y a des siècles de cela, que je possédais un charmant cendrier des années 20 en fine porcelaine, chiné dans mon adolescence. Sur ce modeste objet rectangulaire était allongée, sur le ventre, une jeune femme au chapeau rouge plus décontractée que lascive, tenant un fume-cigarette, une jambe repliée vers le ciel.
Dire que j’étais attaché à cet objet ? Au vrai, je ne m’étais jamais posé la question, mais je pense que peut-être un peu.

Assis sur une chaise haute qui n’était pas sans rappeler celle des arbitres de Roland Garros, mon plus jeune fils, augurant d’un talent de tennisman dont il sera question sous peu, parvint à s’en saisir et le smasha au sol avec une vigueur telle que je dus me résoudre à constater que, dans la considération aveugle que je nourrissais pour l’artisanat limougeaud, jamais je n’avais imaginé que cette porcelaine dûment cuite puisse aussi aisément redevenir de la poudre de kaolin.
Première étape du deuil…

Bien des années plus tard, alors que la fratrie s’était élargie ce qui permettait à l’aîné d’avoir un cadet partenaire… Mais je saute les étapes.

Bref, la marmaille avait certes, dans une vitalité gargantuesque, fracturé tout ce qui était fracturable, mais il se trouve que j’avais sauvé, modeste héritage, un petit service à calvados qui se trouvait entreposé sur le manteau de la cheminée du salon.
Il s’agissait donc d’un service à calvados, décidemment en fine porcelaine de Limoges : six petites tasses modelées en forme de pommes et une grosse pomme pour le calva, le tout disposé sur un petit plateau aux bords chantournés.
L’ensemble, émaillé façon peau de pomme, relevait certes d’une coalition fort laide, mais je le tenais de ma grand-mère et, que voulez-vous, de l’avoir toute mon enfance, contemplé inaccessible dans une vitrine avait généré un attachement posthume (nous y revoilà !). Bref, pour le dire bêtement, je pensais y tenir.

Or voilà t’y pas qu’un jour où mes enfants achevaient à peine un deuxième set dans le salon, ledit service à calvados, inconscient semble-t-il de la matière précaire dont il était constitué, commis l’étourderie de venir croiser la trajectoire d’une balle quelque peu véloce.
Je reconnais humblement que remiser un service à calva sur un court de tennis, c’est pousser au dopage.
Ce smash ajusté m’en a efficacement débarrassé à l’exception néanmoins du plateau, seul survivant du crash, plateau dont il m’aura fallu m’encombrer encore quelques années avant qu’une femme de ménage charitable ne le fragmente au-delà du raccommodable.


ITA VITA EST

Telle est la vie

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