PAILLE DE FER

– Tu ne me croiras pas, mais quand on a emménagé avec mamie, le plancher de l’appartement était tellement crasseux qu’on a décidé de le nettoyer carrément avec de la paille de fer

– C’est quoi de la paille de fer ?

– Eh bien tu vois, de la paille de fer c’est un peu comme un gros Scotch-Brite, mais en fer. Alors c’est très dur et comme ça on peut nettoyer les parquets en le frottant avec le pied. C’est comme ça que procédait ton arrière grand-mère et c’est aussi comme ça, malencontreusement, qu’elle l’appelait de la paille de fer et tu vas comprendre pourquoi. Donc je suis allé acheter de la paille de fer chez le marchand de couleurs,

– C’est quoi un marchand de couleurs ?

– Un marchand de couleurs c’est un monsieur qui tient une échoppe…

– Une échoppe ?

– Oui une échoppe

– Une échoppe de bière ?

– Non pas une échoppe de bière, on dit une chope de bière. Une échoppe c’est un magasin, une boutique si tu veux, donc une boutique où l’on vendait de la peinture, c’est pour ça qu’on l’appelait un marchand de couleurs. Comme ça si tu voulais repeindre ta maison en rouge en vert ou en jaune, eh bien tu allais chez le marchand de couleurs acheter de la peinture.

– Et il vendait aussi de la peinture blanche ?

– Eh oui, bien sûr qu’il vendait aussi de la peinture blanche.

– Mais la maîtresse elle nous a dit que le blanc c’est pas une couleur.

– Oui le blanc c’est pas une couleur, le noir non plus, mais quand tu repeins ta maison, le blanc c’est une couleur. Et puis ne m’interromps pas tout le temps sinon je n’y arriverai jamais. Donc je suis allé chez le marchand de couleurs pour acheter de la paille de fer.

– Mais je croyais que c’était un marchand qui vendait de la peinture.

– Oui, mais il vendait aussi des pinceaux, des rouleaux et de la paille de fer.

– Et il vendait aussi des tournevis et des marteaux ?

– Ah non pour les tournevis et les marteaux, il fallait aller chez le quincaillier.

– Eh ben dit donc, t’aurais eu plus vite fait d’aller à Castorama.

– Oui mais Castorama n’existait pas à l’époque, alors il fallait aller chez le marchand de couleurs, et puis au moins l’avantage avec le marchand de couleurs, c’est qu’il y en avait toujours un près de chez toi.

– Ben Castorama c’est pas loin.

– Castorama c’est pas loin parce qu’on habite à côté de Castorama mais si on habitait à l’autre bout de la ville ce serait loin.

– A ce moment là faudrait qu’t’irais au Roi Merlin

– D’abord on dit pas faudrait que t’irais mais il faudrait que tu ailles

– Aie?

– Oui, ailles

– Aie, aie, aie !

– Non pas aie, aie, aie, que tu ailles, du verbe aller. Et puis on ne dit pas non plus au Roi Merlin mais chez Leroy Merlin, comme d’ailleurs on dit chez Castorama. Écoute ma puce, si tu m’interromps sans arrêt je n’arriverai jamais à te raconter cette histoire ou alors tu vas te coucher à une heure impossible. Alors cesse un instant de m’embrouiller les idées. Bref le marchand de couleurs il était en bas et c’était bien pratique. Donc je suis allé chez le marchand de couleurs.

OK ? Bon, je continue.

Donc je suis allé chez le marchand de couleurs et le marchand de couleurs, pour qu’on reconnaisse sa boutique, il l’avait peinte de toutes les couleurs.

– C’est pour ça qu’on l’appelait marchand de couleurs ?

– Non c’est parce que c’était un marchand de couleurs qu’il avait une boutique de toutes les couleurs. Il avait une boutique dont les moulures, tu sais ce que c’est des moulures, c’est des petites baguettes qui étaient clouées sur sa façade, et chaque moulure était peinte d’une couleur différente, en rouge en vert en jaune en mauve, si bien que ça faisait plein de couleurs. Je ne peux pas dire que c’était très joli mais au moins on savait tout de suite que c’était un marchand de couleurs

– Ils font pas ça chez Castorama

– Non pas chez Castorama, mais c’est pas non plus un marchand de couleurs.

– Mais ils vendent de la couleur !

– Oui bon, si tu veux. Alors donc, donc je reprends, je reprends. Donc je suis allé chez le marchand de couleurs puisqu’il ne vendait pas que de la peinture mais aussi de la paille de fer.

Je rentre dans le magasin, j’achète de la paille de fer et je rentre chez moi.

A ce moment là, quand j’ai ouvert la boite de paille de fer, je n’ai pas du tout trouvé un gros Scotch-Brite mais un truc bizarre qui ressemblait à un gros paquet de laine mais en fer.

J’étais pas content du tout. Je redescends, je rentre furibard chez le marchand de couleurs qui était au fond de sa boutique avec deux vieilles en train d’acheter du blanc gélatineux…

– Du quoi ?

– Du blanc gélatineux

– C’est quoi du blanc gélatineux ?

– Ben c’est de la peinture blanche pour les plafonds.

– Ah c’est dégueulasse

– D’abord on dit pas c’est dégueulasse, et puis pourquoi ce serait dégueulasse ?

– J’aime pas quand c’est gélatineux.

– Mais c’était pas gélatineux, ça s’appelait du blanc gélatineux, c’était comme de la Glycéro si tu veux.

– C’est quoi de la Glycéro ?

– Et bien de la Glycéro c’était de la peinture qu’on passait au plafond ou ailleurs… Enfin bref, il y avait deux vieilles en train d’acheter de la peinture qui étaient là.

J’ouvre mon paquet, j’en extirpe l’espèce d’étoupe métallique de deux doigts dédaigneux, comme on sortirait un rat crevé d’une boite de petits pois, et je m’adresse hargneux au marchand de couleurs et lui lance un : C’est ça que vous appelez de la paille de fer ?

– Ben dis donc t’étais pas aimable !

– Non j’étais pas aimable, mais j’étais pas content non plus parce que j’avais fait un aller et retour pour rien

– Je croyais que c’était à coté

– Oui c’était à coté. C’était peut-être pas loin mais j’avais fait l’aller et retour quand même

A ce moment le marchand de couleurs me dit : Qu’est ce qu’il veut ? C’est pas de la paille de fer qu’il a demandé ?

Je veux un truc en fer qu’on met sous la chaussure pour gratter le plancher.

Fallait le dire que c’était un patin métallique qu’il voulait !

Un patin métallique j’en sais rien mais en tout cas, ça, c’est pas de la paille de fer

Là il me balance : Quand on sait pas de quoi on cause on ferme sa gueule espèce de jeune trou du cul.

Jeune trou du cul et ben dit donc il était pas poli ton marchand de couleurs.

– Vrai que ça m’a pas trop plu, mais faut bien reconnaître que sur ce coup je m’étais maxi planté. Alors je lui ai bien retourné un vieux con histoire de ne pas perdre la face devant les deux vieilles, mais j’ai bien senti que je ne faisais pas le poids et qu’elles étaient dans son camp.

– Vrai qu’là papy t’as été une vraie quiche : vieux con c’est poussif grave, ce bouffon moi j’te l’aurais autrement traité.

– Tu l’aurais traité ?

– J’sais pas moi, genre grosse tache ou bâtard du Web

– Ah je dois reconnaître que c’eut été plus percutant ; mais malheureusement, à l’époque, ça ne faisait pas partie de mon champ lexical. Et puis au fond tu sais, je ne l’avais pas vraiment volé. Alors j’ai oublié le trou du cul et il me reste la nostalgie du jeune.

Allez mon cœur, maintenant il faut dormir.

Un bisou ?

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INVITAT CULPAM QUI PECCATUM PRAETERIT

Pardonner une offense et c’est la porte ouverte à toutes

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