– Bonjour Paul-Henri, voilà ce que j’appelle un pas décidé ! Quelle ardeur, je vois que vous rentrez de vacances.
– Exact ! Et, puisque vous me parlez de vacances, sachez que je vais de ce pas décidé comme vous dites, nettoyer ma voiture avant de la passer au jet.
– Quel rapport ?
– Six cents bornes derrière des camions et trois semaines à la campagne, je ne vous dis pas dans quel tombereau je suis rentré, sans compter le dépotoir intérieur que peuvent générer cinq gamins en y grignotant chips et sandwiches avant d’y déposer leurs pieds pleins de boue après une promenade.
– Je compatis…
Mais pour ma part, j’ai toujours préféré nettoyer ma voiture avant de partir.
– Quelle idée !
– Nettoyer sa voiture avant de partir en vacances m’apparaissait comme un acte de purification : ôter toute trace pour rompre avec un temps de vie.
Autrement dit, faire tabula Rasa pour accéder à un autre temps, dépouillé des oripeaux du précédent.
– Vu l’état dans lequel je ramène la mienne, ce serait pure perte de temps.
– Je vous l’accorde, mais vous ne m’ôterez pas de l’idée que ce ne sont pas les vacances qui permettent la vacance mais l’inverse.
– Excusez-moi Monsieur 33, mais j’ai du mal à vous suivre.
– De même qu’il ne sert à rien de faire du vide chez soi pour être zen alors que c’est le Zen qui permet le vide. Autrement dit, il faut anticiper ce vide pour y avoir accès. Ou encore, si vous préférez, pour se sentir vraiment en vacances, il faut d’abord se défaire de l’agitation comme de l’encombrement, être antérieurement vacant et en cela disponible. Bref, créer une vacuité salutaire, une vacance.
Mais en toute honnêteté, c’était naguère. Aujourd’hui je préfère voyager en train.
– A sept, je ne vous dis pas le bazar. Sans parler du budget.
– Je vous l’accorde.
Mais en voiture, je me privais d’un plaisir subtil : regarder passer les vaches.
– Regarder passer les vaches ?
– Oui, on prétend toujours que les vaches regardent passer les trains, mais de la fenêtre de votre train, c’est vous qui regarder passer les vaches.
– Vu comme ça !
– Mais je vous égare : en fait on n’a jamais vu défilé le paysage.
– C’est bien ce que je me disais…
– En effet, c’est nous qui nous agitons quand le paysage, résolument statique, nous contemple.
Pour voir défiler un paysage, pour en discerner l’évolution d’heure en heure, de jour en jour, de saison en saison, il faut se contraindre à l’immobilité comme Héraclite au bord du fleuve et se laisser fasciner par le panta rhei.
– Le panta quoi ?
– Le panta rhei des grecs : toutes les choses coulent.
Voyez-vous, Paul-Henri, il y a deux façons d’aborder le fleuve de la vie :
Soit, comme sur un radeau, se laisser bringuebaler d’une rive à l’autre, d’un port à l’autre, d’une action à l’autre, et, depuis le fleuve, constater l’impermanence du monde dans son défilement.
Soit s’asseoir immobile au bord du fleuve et contempler l’impermanence des flots.
Les vieux sur leurs chaises au bord de la Nationale l’ont bien compris : ce n’est pas le paysage qui défile, mais les vacanciers qui, s’agitant là, se mettent en mouvement pour aller s’agiter ailleurs.
Mais paradoxalement, ce qui ne change pas, c’est le changement lui-même en ce que le changement est par essence permanent. Car ce qui au final caractérise la vie est l’impermanence même, quand le permanent confine à l’immobilité, au minéral, à la mort.
Et pourtant !
Et pourtant, paradoxalement, c’est un peu cela que nous permet la vacance : se soustraire au changement, s’immobiliser et contempler la turbulence du monde.
– Bon, Monsieur 33, je vous sens très en forme aujourd’hui mais c’est pas tout ça, j’ai une bétaillère à décrotter.
– Ah ! Rattrapé par les écuries d’Augias…
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OMNIA MUTANTUR NIHIL INTERIT
Tout change, rien ne meurt