– Monsieur 33, je vous dois un aveu : je suis atteint d’une addiction. Oh, une addiction tout à fait licite au point de ne pas être prise en charge par la Sécurité Sociale et c’est tant mieux.
– Mais encore ?
– J’adore acheter des livres d’occasion !
– Vous m’avez fait peur ! Si ce n’est que cela…
– Je fais chez Emmaüs de ces razzia !
– Chez Emaus !
– Imaginez plutôt : les romans y sont à 1 €, les livres d’Art à 2 €, et les livres de poche à 1 € les 5 ;autant vous dire que, pour 10 à 15 €, je ressors de là mon cabas plein.
– Et vous trouverez le temps pour les lire ?
– Pour ne rien vous cacher, je n’ai pas de télévision.
– Vrai que cela dégage quelques heures par jours…
– Bref, j’en lis beaucoup, j’en stocke davantage, et de temps en temps j’en donne où j’en rends.
– Un livre qui ne circule pas est un livre mort
– J’en prête aussi, et comme disait Daniel Pennac : Je n’ai dans ma bibliothèque que des livres que je n’aime pas, car, ceux que j’ai aimé, je les ai prêtés et on ne me les a pas rendus.
– Je pourrais également faire mienne cette remarque.
– Alors pensez si je me régale dans les boîtes à livres disséminées çà et là, boîtes à livres dans lesquelles je picore allègrement, boîtes à livres au demeurant pléonasme puisque c’est précisément le sens du mot bibliothèque.
– Bibliothếkê, le coffre à livre. Pardonnez-moi ce pédantisme, je vous ai interrompu…
– Vous pouvez dès lors imaginer la joie frétillante que suscite pour moi la découverte d’un malheureux volume oublié sur un banc ou dans un train.
Eh bien, figurez-vous, que pas plus tard qu’il n’y a pas longtemps, en sortant de la bibliothèque municipale, car non content d’acheter des livres j’en emprunte, j’ai trouvé sous le cloître qui la longe, tombé comme en évidence au milieu du passage, un petit livre de poche de Maurice Leblanc intitulé Les trois yeux. Joie ! Ce livre n’appartenait pas à la bibliothèque et était déjà bien patiné. Et comme il était peu probable que son propriétaire vienne le rechercher, je m’en suis goulûment emparé.
J’ai attendu quelques temps avant de m’y plonger et suis tombé sur un roman mi policier mi science-fiction tel que Maurice Leblanc, l’auteur d’Arsène Lupin, sait en commettre. Au demeurant l’histoire n’en était pas bien palpitante, mais il y avait quelques moments intenses.
Ainsi, page 50 était évoquée la relation d’une jeune fille avec son oncle, oncle qui, s’en prenant à sa nièce s’écriait : Enfin, quoi, je t’ai vu toute gosse, je t’ai fait sauter à la corde, tu n’étais qu’une fillette insignifiante ! Alors comment se fait-il que maintenant je sois obligé de te considérer comme une femme ? Et de sentir que tu es une…, et alors là surprise, les pages 51,52,53 et 54 soit deux feuillets avaient été arrachées ! Sur le coup, je n’y ai pas vu malice et me suis simplement attristé.
Mais, lorsque, page 98, en plein suspense je lis : Mais, tout de même, si suspect que fut ce personnage, de quoi l’accuser et comment soutenir une accusation… et découvre que le feuillet suivant a également été arraché.
Il en sera de même page 108 après que : Ne lisait-on pas, sur les billets et sur les affiches, ces mots peu rassurant : en cas de temps défavorable, les billets seront valables pour le lendemain… et, disparition des deux feuillets suivants
Page 122 : Des insultes fusaient. Les huissiers durent… et je ne saurai jamais ce qu’ils durent faire.
Pas plus que page 132 : si furtives apparitions, pour bien spécifier qu’elles ne produisirent pas sur le moment l’effet épouvantable que l’on…que l’on quoi ?
Et enfin page 176 : Mais à 3h arriva un fonctionnaire de la préfecture, muni de plein pouvoir pour négocier… et là, à nouveau deux feuillets arrachés
– Malveillance intentionnelle selon toute évidence.
– J’aimerais bien rencontrer le farceur, voire carrément le pervers, qui avait si savamment mis à ma convoitise ce roman estropié, non pour le réprimander, mais pour le féliciter d’une telle complicité entre lecteurs avides.
– Mais alors vous n’avez jamais su …
– Pour ne rien vous cacher monsieur 33 il se trouve que j’ai dégoté dans un vide-greniers un autre exemplaire de ce même roman. J’ai ainsi pu reconstituer le fil de l’histoire, mais au final, c’était d’un piètre intérêt au regard de ma première aventure et je vous ferai grâce du comblement de ces lacunes.
– Ainsi vous voilà détenteur de deux exemplaires du même ouvrage même si l’un, comme l’avez dit est « estropié ».
– Presque…
– Comment cela : presque ?
– Je vous ai dit qu’il m’arrivait de rendre des livres achetés ou non.
Eh bien, je suis tout bonnement retourné déposer consciencieusement ledit roman « estropié ». là où je l’avais trouvé.
– Farceur ou pervers ?
– Taquin…
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HABENT SUA FATA LIBELLI
Les livres ont leur propre destin