Ma grand-mère avait l’art de me raconter des histoires qui ne me faisaient pas rire, soit parce qu’elles étaient d’une autre époque et par là d’un autre monde, soit simplement parce que je ne les comprenais pas.
Je m’esclaffais néanmoins à chaque fois, autant pour ne pas paraître idiot que pour ne pas la blesser.
Je me souviens de celle-ci que j’avais trouvée bien sinistre :
Chaque matin la maîtresse avait coutume de demander aux enfants ce qu’ils avaient mangé la veille au soir.
Un garçon pauvre n’avait comme menu à relater que de la soupe. Les autres se moquaient de lui et cela le blessait.
Il s’en ouvrit un jour à sa maman qui lui expliqua que rien ne l’empêchait d’inventer un menu fabuleux.
Le lendemain la maîtresse lui demande ce qu’il avait eu pour son dîner et tout fier il répond : du homard.
Du homard ! s’exclama la maitresse
Du homard ! reprirent en chœur les autres élèves
Et tu en manges beaucoup ? s’enquit la maîtresse ?
Et lui, de s’exclamer, tout fier : deux bols !
J’avais bien ri, mais cette histoire m’avait attristé parce que je savais d’instinct que ma grand-mère était pauvre.
Dire que ma grand-mère était pauvre peut paraître violent, mais le terme convient à plusieurs titres.
D’une part elle avait une infime retraite qui ne lui aurait certainement pas permis de payer la modeste résidence où elle était hébergée si mon père et mon oncle ne l’avaient aidée.
J’avais pour ma part des revenus substantiels ; croyez-vous que je me serais préoccupé un seul instant de son cas ? J’étais trop absorbé par l’épanouissement de mon existence : ma carrière, mes enfants, ma maison, mes crédits…
Et pourtant, j’avais une affection toute particulière pour elle qui m’avait élevé dans mes premières années. Mais j’étais loin, insouciant, irresponsable, bref, pour tout dire, jeune et égoïste.
Mais ce n’est pas seulement la modestie de ses revenus qui me font dire qu’elle était pauvre, mais parce qu’elle était née pauvre, et que lorsque nous naissons pauvre, nous restons pauvre toute notre vie et tout dans notre comportement trahit une enfance impécunieuse.
Je me souviens ma grand-mère disant :
Si un jour je suis riche, je mangerai toute la peau du poulet
et je donnerai le reste aux domestiques.
Ma pauvre Maminouchka, lorsqu’on est vraiment riche, on mange toute la peau du poulet et on jette le reste. Mais jeter, gâcher, surtout la nourriture, et plus encore le pain, elle n’avait pas appris.
Il me revient à ce propos une expression curieuse :
Riche à manger du Gruyère sans pain !
Et quand mon père disait :
Ce n’est pas le tout d’être pauvre
s’il faut en plus se priver de caviar.
ma grand-mère ne devait pas en saisir la dérision et surenchérissait :
Et puis d’abord, rien n’interdit de s’offrir un litre de bon-vin.
Pauvre Maminouchka pauvre ! Le bon-vin ne s’achète pas au litre étoilé…
De toute façon, elle avait déclaré que le bon-vin lui faisait mal à l’estomac et lorsqu’elle venait déjeuner le dimanche, mon père se faisait un devoir de lui acheter un litre de Postillon, Vin des Rochers ou autre Gévéor pour ménager sa sensibilité gastrique.
Mais le pire, c’est qu’elle avait transmis cette peur du manque à mes parents, qui certes n’avaient pas eu une enfance facile mais avaient largement profité des Trente Glorieuses pour acquérir une certaine aisance. Mais cette aisance non seulement n’avait pas effacé cette peur, mais ils me l’avaient subrepticement refilée et elle me bridait à mon tour malgré des revenus qui ne la justifiaient plus.
Sans compter que cette peur est la source amère d’un sens de l’économie qui frise parfois la lésine.
Une des spécialités de ma grand-mère dans ce registre tenait dans son goût avide pour les lots, promesse d’un rabais conséquent.
Je me souviens l’avoir vue un jour sortir fièrement de son cabas un pack de trois pots de Tabasco, élixir dont elle devait bien dilapider cinq gouttes par an ! Je lui ai permis de m’en offrir un. Le troisième me revint bien largement périmé dans la succession.
Aujourd’hui je pense à elle chaque fois que j’accroche mes chaussettes une par une sur la corde à linge.
Tu utilises bien trop des pinces à linge
Tu devrais regrouper
Mais Maminouchka, les pinces à linge, je les récupère !
Ce n’est pas une raison pour gâcher !
On nous rebat les oreilles sur l’instant présent ; ne pas se laisser ankyloser par son passé.
Mais comment avaler sa honte quand elle touche au cœur même de son affection, en l’occurrence, de celle que j’avais pour ma grand-mère.
Les enfants sont par nature ingrats, quelquefois les petits-enfants les rachètent.
Ce ne fut pas mon cas…
Pour Noël ma grand-mère me faisait un chèque
Comme la veuve, elle prenait sur son nécessaire pour ne même pas atteindre le début du commencement de mon superflu.
Conscient de ce que cela représentait dans son économie je n’encaissais pas le don.
Elle ne pouvait évidemment que s’en rendre compte.
Comment ai-je pu l’humilier à ce point !
Alors j’ai gardé d’elle ce rituel auquel je ne déroge jamais pour ridicule qu’il puisse paraître aux yeux des ignorants : chaque fois qu’au distributeur j’achète de l’argent, comme elle me l’a enseigné, et ce afin d’être toujours riche, je plie les billets de banque D’ABORD dans le sens de la longueur PUIS dans celui de la largeur avant de les ranger.
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PRAEMONITUS PRAEMUNITUS
Celui qui est prévenu est prémuni