LE PREMIER TIROIR

Ma mèère, en ménagère maniaque accomplie, ne se cachait pas lorsqu’accroupie au bout du couloir, elle usait du contre-jour pour traquer l’incursion blasphématoire de traces de semelles sur le brillant de son carrelage ; et si désordre n’était pas de son vocabulaire, c’est le bazar confinait au phobique, et un ça fait pas net faisait couperet à tout laisser-aller.

La maison musée qu’elle habitait (mais l’habitait-elle ?), était millimétrée, et chaque objet s’y figeait dans une ordonnance intangible.

Ainsi en était-il d’un mouton en peluche, lointain souvenir d’une virée en Irlande, mouton qui désormais broutait sur l’un des fauteuils du salon d’où il fallait régulièrement le déloger pour s’assoir. Comme il en était également d’un coffret en argent, immuablement orienté à 28°5 sur la table basse.

Car paradoxalement, le mantra ça fait pas net s’accommodait sans complexe d’un encombrement prétendument esthétique comme c’était le cas des paillasses de la cuisine, bougies – théière tarabiscotée – vases et caches pots divers ; encombrement qui proliférait jusque dans le frigo, dans la porte duquel trônait un petit flacon de vinaigre de framboise périmé depuis des lustres, sous le prétexte que ça faisait joli (de toute façon elle détestait faire la cuisine).

Cette détestation pour l’exercice culinaire ne l’empêchait pas de multiplier les services de tables, que ce soit la porcelaine ou les nappes aux serviettes assorties, services soigneusement ordonnés dans un vaste buffet, lui-même couronné d’une gigantesque soupière en Gien dont la laideur tonitruante n’était pourtant pas la cause de sa virginité. En effet, est-il utile de le préciser, ce linge dit de maison restait immaculé et ces assiettes intactes puisque l’on ne recevait jamais personne.

Je me dois de préciser, à ce stade de mon récit, que cet ordonnancement prohibait toute intrusion étrangère, qu’elle soit physique ou simplement scopique. Aussi, du rez-de-chaussée aux chambres, les fenêtres étaient-elles fortifiées par des voilages, voilages qui, passés en avant des radiateurs, permettaient au jardin de démarrer précocement sa végétation quand nous nous callions les miches. Miches qui, au demeurant n’avaient jamais profané les fauteuils soigneusement empaquetés dans des housses qui, inexorablement, se déplaçaient dès que nous mobilisions lesdites miches, ce qui valaient de récurrents reproches à nos trémoussements infantiles.

Ce goût contaminait aussi les voitures garnies à tour de rôle du même jeu de housses, plus râpées et décolorées au fil des ans mais permettant, à chaque changement de véhicule, de vendre l’ancien modèle avec des sièges neufs dont, pour le coup, nous n’avions jamais vu la couleur.

Je ne sais par quel miracle les patins nous avaient été épargnés, sans doute à cause de la prolifération des moquettes qui, en exigeant que nous nous déchaussions à tout va, donnait à chaque seuil de porte des allures de mosquée.

Ma mèère aurait ainsi pu être une grande psychotique devant l’éternel si elle n’avait fait montre de sa faille grâce au premier tiroir.

C’est dans le premier tiroir disait-elle lorsque se faisait jour l’incontournable nécessité de classer un inclassable objet inclassé.

Mets le dans le premier tiroir lançait alors ma mèère chaque fois qu’un bidule incongru, bout de ficelle, élastique rassis, couteau sans manche, manche sans lame, ou autre demi-bracelet-montre, refusait de s’aller nicher dans l’ordonnance de son intérieur (son intérieur !).

Alors, inconsciemment, elle n’usait pas du verbe ranger mais d’une kyrielle d’expressions blasphématoires pour cette gouvernante accomplie, tel que : pose-le, fiche-le ou l’imparable takal’mettre, toujours suivis de ce salutaire dans le premier tiroir, réceptacle de l’indomptable reste qui lui échappait, tout en lui évitant, mine de rien, de se mourir à angle droit.

.

ORDO AB CHAO

L’ordre sorti du chaos

.

APHORISME

Maniaque, il rangeait ses chaussettes par ordre alphabétique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *